Sous le titre d’ensemble La marche de Radetzky, ce volume contient sept romans de Joseph Roth. Dans sa très éclairante préface, le traducteur Pierre Deshusses montre toute l’importance de cette œuvre. Une préface d’ailleurs consacrée, pour l’essentiel, au problème de la retraduction.
Tout comme Stefan Zweig, Heimito von Doderer ou Robert Musil, Joseph Roth décrit, indirectement, le naufrage de l’Autriche-Hongrie, engloutie par la Première Guerre mondiale qu’elle a, comme fortuitement, contribué à engendrer. Des romans comme La crypte des capucins tournent autour de cette thématique.
Roth est né en 1894 à Brody en Galicie, il fut le témoin de ce qu’il décrit avec tant d’exactitude. Il meurt à Paris, en 1939, au moment même où l’effondrement de l’Europe se déroule sous la forme criminelle du nazisme en exercice.
La marche de Radeztky a pour thème la bataille de Solférino qui, en 1859, opposa les Autrichiens aux Français et se termina par la victoire de Napoléon III. Cette première grande défaite de la monarchie des Habsbourg précéda de peu d’années la fondation, en 1867, de l’Empire austro-hongrois, étrange entité multinationale disparue sur le plan politique en 1918. Cette union, pourtant impossible puisqu’elle rassembla un ensemble de populations diverses de langues différentes – Tchèques, Slovaques, Slovènes, Roumains –, parvint, plus de cinquante ans durant, à concilier, plus ou moins bien, des intérêts nationaux divergents. Jacques Le Rider en a magistralement décrit le fonctionnement.
La marche de Radetzky, dont le rythme de la musique du même nom accompagne tous les épisodes, est marqué par une profonde mélancolie qui s’exprime grâce à la perfection de la description des détails de la vie d’une famille d’origine modeste, issue des marges de l’Empire autrichien. Presque par hasard, elle accède à la noblesse, grâce au fils d’un sous-officier, Joseph Trotta, devenu lieutenant et qui sauve, à la bataille de Solferino, le jeune empereur François-Joseph, en le jetant à terre pour le protéger d’un boulet.
Joseph, devenu baron von Trotta, déçu du récit inexact de son action, recourt à l’empereur qui ne répare pas l’erreur. Il s’exile alors chez son beau-père. Son fils Franz, cependant, accède à un niveau social inespéré, devient gouverneur d’une région frontalière, envoie son fils Carl Josef en internat à Vienne. Les rapports tendus et contraints avec son père, Franz, révèlent les contraintes qui enserraient la vie quotidienne dans une garnison de province de l’Empire austro-hongrois.
Carl Josef, devenu lieutenant à son tour, supporte difficilement la vie militaire, il se sent enfermé, il entraîne son meilleur ami dans un duel mortel et, malgré ses hésitations, réprime par les armes un soulèvement ouvrier. Il meurt au début de la Première Guerre mondiale en tentant d’apporter à boire à un soldat blessé. C’est le début de la catastrophe qui va engloutir le fragile empire et bientôt l’Europe entière. Aucun ne survivra au naufrage, les deux personnages principaux, Trotta et son fils, mourront peu avant l’empereur François-Joseph.
À travers l’histoire de ce jeune lieutenant, soumis à tous les avatars de la vie de garnison de province, Joseph Roth fait le portrait très précis des soixante dernières années de toute la société austro-hongroise de son temps. Pétrifiée dans ses attitudes et ses habitudes, la monarchie vit de gestes obligatoires, définis une fois pour toutes et auxquels on ne peut manquer. La fastueuse raideur de la vie hiérarchisée à l’extrême se révèle d’une grande fragilité.
L‘écriture de Joseph Roth, dans une langue très fluide, claire et pleine de sensibilité, parfaitement rendue par Pierre Deshusses, donne à voir ce qu’elle rapporte. Le vocabulaire est pris dans son sens le plus apparent et fait voir les faits de façon cinématographique : « Des uniformes bleus, bruns, noirs, ornés d’or et d’argent se déplaçaient comme des arbrisseaux et des plantes étranges échappées d’un parc méridional et aspirant à retrouver leur lointaine patrie ».
Le décor est, à chaque fois, rendu visible par l’action qui s’y déroule, les chambres, les entrées d’hôtel, les jardins-restaurants, les petits faits de la vie quotidienne prennent un relief tout particulier. Le récit est fait d’épisodes, tous décrits grâce à des « détails révélateurs » qui forment la trame rendue visible par l’exactitude poétique du vocabulaire de Joseph Roth. Cette succession d’incidents locaux, défilés, réunions, duels, incidents mineurs et sans portée historique particulière, établit la destinée de cette juxtaposition politique qui figurait une Europe souhaitée et impossible, vouée à disparaître.