Retraduire Spartacus

Réalisée à partir du manuscrit original allemand récemment découvert, une nouvelle traduction de Spartacus montre que ce roman n’a rien perdu de sa force politique ni de sa lucidité quant à l’essence d’une révolution.

Arthur Koestler | Spartacus. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Calmann-Lévy, 528 p., 24,90 €

Il faut d’abord revenir sur le destin de ce livre, Spartacus. Écrit dans les années 1930, son auteur, Arthur Koestler (né en 1905 à Budapest), n’a aucun espoir de faire publier l’original allemand à cette époque. C’est donc dans une traduction anglaise d’Edith Simon que le roman parait pour la première fois en 1939 et c’est à partir de cette traduction que d’autres traductions seront faites, notamment la traduction française en 1945. Mais voilà qu’il y a quelques années le manuscrit original de Spartacus est retrouvé à Moscou. C’est donc à présent la traduction française du texte original allemand que nous découvrons, éditée par Calmann-Lévy à l’occasion du cent vingtième anniversaire de Koestler. Cette nouvelle traduction, brillante et incisive, est l’œuvre d’Olivier Mannoni.

Spartacus est le premier roman d’une trilogie consacrée à l’éthique de la révolution, le deuxième tome étant Le zéro et L’infini, qui fut lui aussi retraduit en 2022 à partir du tapuscrit original également retrouvé récemment. Calmann-Lévy réédite, à l’occasion de cet anniversaire, ce roman, sans doute le plus célèbre de Koestler, enrichi d’une préface inédite d’Emmanuel Carrère. Croisade sans croix vient compléter cette trilogie. Arthur Koestler commence l’écriture de Spartacus en 1935, processus qui s’étendra sur quatre années. Il fait des recherches approfondies pour raconter cet épisode de l’an 73 avant J.-C, connu sous le nom de troisième guerre des Esclaves. Les circonstances dans lesquelles Koestler écrit ce roman sont importantes : l’écrivain, qui avait adhéré au Parti communiste allemand en 1931, a, selon ses propres mots, connu « une progressive désillusion, qui a atteint son paroxysme en 1935 ». C’est pourquoi Spartacus est certes un roman historique mais qui mène une réflexion plus large sur l’essence d’une révolution. Koestler l’écrit lui-même, comme on le découvre dans la très intéressante postface : « les passions et les colères que les événements contemporains éveill[ent] en moi [sont] ici projetées sur un écran éloigné dans l’espace et le temps ».

Arthur Koestler , Spartacus
Arthur Koestler inaugure une exposition à la galerie Mokum (Amsterdam, 11 janvier 1969) © CC0/Archives nationales des Pays-Bas

Cet « écran » est brillamment posé par Koestler : le lecteur plonge en effet, sur plus de 500 pages, dans cette révolte qui ébranla la République romaine. Les amoureux de romans historiques seront servis, grâce à la multitude de personnages et à l’atmosphère que Koestler reconstitue parfaitement, sans excès de plume. Ainsi suit-on ces 70 gladiateurs qui s’enfuient de leur école, d’abord sans plan précis, menés par Spartacus, le Thrace aux yeux bleus portant toujours une peau de bête, et le Gaulois « triste et cruel » Crixus. Au fil des kilomètres qu’ils parcourent, ils sèment l’esprit de révolte et sont rejoints par d’autres esclaves et opprimés : « Leur nombre grandissait de jour en jour, ils répandaient la terreur et l’admiration car ils n’avaient aucun respect pour la vie et ils se moquaient de la mort. » Les troupes romaines les poursuivent mais les insurgés, désormais des milliers réfugiés dans le cratère du Vésuve, remportent la bataille. Victoire fondatrice qui sera suivie de deux massacres commis par les insurgés, que Spartacus ne peut empêcher. « Qu’avait-il fait de travers, qu’avait-il omis, pour que la horde ait ainsi échappé à son contrôle, pour que les mots n’aient plus aucun pouvoir sur eux ? » Spartacus comprend qu’il lui faudra sévir pour que la cité à laquelle il aspire, « havre de liberté pour les asservis », puisse exister.

Son nom ? L’État du Soleil, désormais peuplé de 100 000 hommes et femmes. Sous la plume de Koestler, cette cité est guidée par les principes du communisme : « les grains et les bêtes, les armes, les outils et la totalité des fruits du travail [sont] la propriété de tous ». Mais il y a aussi les croix sur lesquelles certains insurgés sont crucifiés « pour la discipline et pour l’exemple ». C’est la leçon que Spartacus a apprise des massacres perpétrés par les siens : il faut « prendre des chemins sinueux au nom même du chemin droit ». C’est « la loi du détour ». Le sage Zozimos prévient Spartacus : « Tu parles de détours qui mènent au but ? Détours dangereux, je le dis. On ne sait jamais où ils conduisent au bout du compte. Plus d’un a déjà emprunté le chemin de la tyrannie, d’abord dans le seul but de servir des intérêts supérieurs, puis emporté par le chemin lui-même. »  Peu à peu, la désillusion gagne les insurgés, cette cité ne ressemble plus à leur idéal, jusqu’à scinder le camp en deux : ceux fidèles à Spartacus et ceux qui réclament Crixus. La « loi du détour » imposerait à Spartacus de mater les rebelles, un énième massacre, « le détour violent et injuste, qui, seul, pouvait mener au salut ». Mais il choisit l’autre chemin, « amical, humain », qui conduira à la scission du groupe et donc à sa chute.

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C’est la question que pose Koestler dans Spartacus et qu’il creusera dans le reste de son œuvre : la fin justifie-t-elle les moyens ? Il montre dans ce roman que cette « loi du détour » est le talon d’Achille de tout mouvement révolutionnaire. « Spartacus est une victime de la loi du détour », écrit Koestler lui-même des années plus tard, « qui contraint le leader en route pour une utopie à être “sans pitié au nom du bien commun”, il est “condamné” à faire toujours ce qui lui répugne le plus, à devenir un massacreur pour abolir le massacre, à fouetter les gens avec des knouts pour qu’ils apprennent à ne pas se laisser fouetter, à se dépouiller de tout scrupule pour le bien d’un scrupule plus élevé, et à défier la haine de l’humanité au nom de son amour pour elle. Mais Spartacus recule devant le dernier pas – la purge […] et l’établissement d’une tyrannie impitoyable – et par ce refus, il condamne sa révolution ».

Ou comment la mise en œuvre d’une révolution finit par trahir ses véritables idéaux. Question intemporelle, qui résonne de toute sa force aujourd’hui encore. « Il n’y a pas de tyrannie plus dangereuse que celle qui est persuadée d’administrer en toute abnégation les affaires du peuple », affirme Zozimos, personnage décidément clairvoyant. « Car les dégâts que le mauvais tyran cause par nature sont limités au périmètre de ses intérêts personnels, mais le tyran bienveillant, dont toute action est fondée sur des motifs supérieurs, peut provoquer des dégâts illimités. » Est-ce à dire qu’il faut abandonner tout espoir de révolution ? Les dernières lignes de Spartacus montrent que c’est tout simplement impossible car l’injustice ne tue pas l’espoir, elle le nourrit, à travers le temps. La dernière scène du roman met ainsi en scène deux insurgés, qui, vaincus, s’apprêtent à être crucifiés. Le premier déclare alors calmement :

« Il est écrit : le vent souffle, le vent passe et jamais il ne laisse de trace. L’homme vient, l’homme passe et ne connaît pas le destin de ses pères et ne connaît pas l’avenir de sa semence […]

Ce n’est pas une consolation.

Si, c’est une consolation royale […], elle dit que tout ce qui est vécu se disperse, qu’il ne reste que le savoir.

Quel genre de savoir ?

La connaissance du fait qu’il y aura toujours quelqu’un pour prendre la parole et monter sur la croix jusqu’à ce que le dernier le parachève. »