Un témoin parmi d’autres

Camille de Toledo ne suscite pas l’indifférence, mais plutôt l’enthousiasme, l’irritation ou le rejet. Ce qu’il recherche probablement. On est toujours surpris par l’aspect de ses livres, une forme audacieuse, composite et disparate. On y perçoit un véritable souffle, mais ses procédés peuvent agacer autant qu’ils convainquent.

Camille de Toledo | Au temps de ma colère. Verdier, 160 p., 18,50 €

Au temps de ma colère se présente comme une longue confession, presque ininterrompue, illustrée, mi chantée, on pourrait presque dire « mi dansée », même si un livre n’est pas un film, car son auteur pratique aussi d’autres formes artistiques. Ce qu’il narre de sa vie, dans ses livres précédents, ce qu’on en glane ailleurs, est complexe, douloureux : une naissance difficile, le suicide de son frère, la mort de ses parents, une grave chute en montagne.

Notons, pour commencer, que Camille de Toledo fait un usage ambitieux de la rétrospective. Il se pose en effet en observateur de celui qu’il était à vingt-cinq ans et qu’il qualifie d’« enfant », ce qui surprend d’abord et qu’on accepte ensuite quand cet enfant-adulte est lui aussi observateur de celui qu’il était à sept ans ; « et il écrit ça, à dire vrai, comme un espion, depuis cette place qu’il n’a jamais quittée ». Une rétrocession qui concerne aussi les évènements collectifs, contemporains de cette maturation personnelle. Le lecteur se trouve ainsi devant divers paliers qu’il doit descendre ou remonter selon l’inclinaison qu’il attribue à la temporalité et qui peut lui donner le vertige.

Or, c’est justement du vertige que souffre Camille de Toledo. Dans un entretien avec Willy Persello, à propos de son livre Une histoire du vertige, il déclare que ce motif s’inscrit dans son histoire personnelle. « C’est un état du corps chez moi qui est lié à une chute en montagne lorsque j’avais dix-sept ans. » De cette expérience traumatisante, il passe à la manière dont notre époque agit sur l’individu en produisant des situations qui le décollent de sa réalité – déracinements, exils, crise d’identité, violences : « Le vertige est l’affect qui naît d’un écart, d’un éloignement, et du verdict […], que nous avons érodé notre sol. Tout ce qui va créer l’illusion d’une séparation va aggraver le déséquilibre, et saper les piliers de notre tenue au monde ».

Pour nous en prémunir, poursuit-il, nous produisons « des habitats narratifs », nous inventons des histoires dans lesquelles nous nous réfugions, ce qui nous permet de réfléchir et surtout « de trouver l’inconscient derrière l’idée : le manquant, l’oublié, l’inaperçu ». Mais avec lui l’écrit, le livre, ne se contente pas du texte. Il veut qu’il soit d’abord « une expérience incarnée », il se sert du dessin, du théâtre, de l’opéra, de l’installation, de l’exposition, de la performance, de la vidéo… « Les photos parfois accélèrent le texte, elles sont des ellipses documentaires ; les schémas permettent de fixer des structures. Quant aux dessins, ils sont pour moi comme des pauses méditatives. »

Camille de Toledo
Camille de Toledo (2025) © Jean-Luc Bertini

Une ouverture à d’autres arts, un entrelacement du personnel au collectif, une remémoration de son temps personnel et du temps collectif qu’il pratique dans Au temps de ma colère avec brio grâce à différents procédés narratifs que nous allons tenter d’analyser et qui sont justement destinés à donner le vertige au lecteur, au point que ce dernier s’y perd, qu’à son tour il chancelle, et se demande dans quel moment de la vie de l’auteur autant que de l’Histoire il a bien pu tomber. Disons peut-être, pour commencer de qualifier son écriture, qu’elle a du souffle, car elle reprend à peine haleine, d’une page à l’autre, d’un chapitre à l’autre, jusqu’à la fin. Tout en variant sans cesse les registres et les voix. Le procédé, qui consiste à mêler prose dense et poème ou du moins éclats de textes différemment placés, capitales et minuscules, italiques et romains… paraît d’abord gratuit, agace, mais convainc peu à peu, installe un rythme, une tension. Ainsi qu’on le constatera :

et pour ça, il rompt avec les siens

 

S’EN VA    S’EN VA

IL ENTRE

                    DANS LE FUTUR

dans l’image de l’Histoire qui l’a marqué enfant

 

il partira vivre à Berlin

 

à trente minutes à pied de la porte de Brandebourg

 

et là-bas, à l’Est

il tentera de changer le destin qui fut tracé

pour lui…

mais pour l’heure, on est en 1999, 2000, 2001, et il tente de mettre de l’ordre dans les souvenirs de son enfance… le refrain de mes années d’école, il écrit […] »

Utilisation des points de suspension pour relier deux paragraphes ; de la répétition, notamment de « il écrit », substrat et lieu de la réassurance ; de la conjonction de coordination « car » au début de nombreux chapitres, de « alors », « mais », dont la première lettre est en minuscule et précédée des points de suspension… Souplesse et variations qui permettent de passer, presque sans dommage, du registre personnel au registre collectif, des blessures de son corps aux grandes douleurs du monde, du déni familial aux mensonges des pouvoirs politiques.

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Mais à trop voir la grande Histoire à travers l’œilleton de sa biographie, ne fausse-t-il pas les perspectives ? Ne charge-t-il pas la première de ses humeurs intimes ? L’individu, certes, est un monde ; en est-il, pour autant, assimilable à lui ? Lorsque Camille de Toledo porte un regard critique sur la ville de Paris parce qu’il y fut très mal à l’aise quand il était enfant, la relation effet et cause est-elle ici bien pertinente ?

« les écoles d’élite

avec les fils et filles de ministres

de journalistes

                                                         LE LYCEE HENRI-IV…

(il mettra du temps

à voir la surdétermination

que ce genre d’école fait peser)

Lorsqu’il entend parler, dans les dîners familiaux, les ténors politiques de l’époque, Rocard, Fabius, Attali, à propos de « l’Europe, les critères de convergence, la croissance, le marché unique… », une caste, une politique qu’il a appris à condamner, il paraît prendre en aversion mère, famille et lignée tout entière. Son rejet est brutal : il rompt, il quitte Paris, son « évangile de fin de siècle », épouse Leyla Dakhli, une Franco-Marocaine, agrégée, spécialiste du monde arabe contemporain, il prend un pseudonyme, Alexis Mital devient Camille de Toledo et part vivre à Berlin. Ce faisant, il veut taire, bâillonner son passé, comme celui de l’Europe, « parce que la mémoire s’est muée, à la fin du siècle, en une force de l’ordre », le devoir de mémoire se confondant peu à peu avec le pouvoir de mémoire. Et citant André Gide : « je ne veux pas me souvenir car je croirais empêcher d’arriver l’avenir », il rappelle que les commémorations sont autant de prises de possession du pouvoir en place, de détournements et d’immobilisations de l’histoire. Oui, mais n’est-ce pas aussi le rôle et la fonction d’un écrivain de prendre en charge le passé, de travailler à le comprendre, et d’en faire un tremplin du futur ? Il s’y hasarde lui-même dans son Thésée, sa vie nouvelle.

Un auteur et une œuvre qui présentent un mélange étonnant de savoirs, de culture, de réflexions parfois profondes sur la marche du monde, ses erreurs, ses terreurs, et par ailleurs des marques certaines d’enfantillages. Ce que peut-être il ne renierait pas, tant ses premières années ont conservé pour lui de traumas fondateurs. Et par ailleurs, bien qu’il aspire à être singulier, Camille de Toledo s’inscrit dans un courant contemporain, dans une famille d’auteurs, d’autrices qui entrelacent leur moi intime aux convulsions de la planète et qui emboîtent le pas, probablement sans le savoir, à quelques grands du XXe siècle, comme notamment Claude Lévi-Strauss. Lequel sut faire cohabiter sa science d’anthropologue avec son « je » d’humain fragile dans la forêt amazonienne à la recherche des Sources, ou du Commencement, « car l’homme ne crée vraiment grand qu’au début ». C’est ainsi que l’anthropologue parvient à la conviction qu’il se doit aux hommes comme il se doit à la connaissance et que, tel « le caillou frappant une onde dont il annelle la surface en la traversant, pour atteindre le fond il faut d’abord que je me jette à l’eau ». Il clôt Tristes tropiques par des propos d’une grande beauté d’écriture et de pensée, « dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres […] ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat ».

Pour en revenir à Camille de Toledo, citons quelques-uns de ceux auxquels on peut l’apparenter : Emmanuel Carrère dont Kolkhoze défraie les chroniques en cette rentrée d’automne, Laurent Mauvignier dont « La maison vide essaie d’intercaler un récit familial et des enjeux politiques », Mathieu Belezi, dont le héros, dans Cantique du chaos, fuit avec sa famille jusqu’aux rives du fleuve Orénoque, au Venezuela : « Voilà, je te raconte ma misère, mais c’est aussi la tienne, c’est notre misère commune », Pierre Michon, qui récrit l’Iliade, la philosophe Sarah Kofman, qui raconte son enfance guettée par la Gestapo dans Rue Labat, rue Ordener, Jean Rolin, qui restitue son passé d’ancien militant maoïste ou promène ses lecteurs à travers le monde, l’éditeur et historien Maurice Olender, qui révèle quel fantôme héberge sa bibliothèque, Hélène Cixous, qui épilogue sur les mille et une péripéties de sa famille en Algérie, de ses ancêtres en Allemagne, dans une saga inépuisable dont son « je » tire les fils… Tous plus ou moins en quête d’une origine de soi et de l’humanité qui donnerait un sens… ou permettrait de découvrir qu’il n’y en a aucun !