Si un roman démarre par un infinitif, c’est-à-dire par une notion fonctionnelle flottante, sans sujet, en l’occurrence le verbe aimer, c’est probablement pour le lecteur le signe d’une incertitude quant aux sujets qui vont être agencés autour, dans ou en dehors de cette action. C’est peut-être aussi son propre rôle de lecteur qui sera à définir comme la conséquence d’une action. Qui est-on avant ou en dehors d’aimer quelqu’un ? Est-il possible de savoir quel est ce je qui nous anime, en dehors de la dialectique relationnelle, de l’adresse à l’autre? Mais aussi : qui est ce lecteur que je deviens en lisant ?
Margaux et Alexis, les héros du roman de Sarah Chiche, sont des enfants. Des enfants qui grandissent, bien sûr, vieillissent et vont mourir, mais qui effectuent autour de cet acte de langage, de corps et de sang, aimer (aussi bien en positif qu’en négatif, ne pas aimer), cette perpétuelle danse de l’être qui ne lâche jamais complètement la main de l’enfance. C’est dans l’enfance que gît la source d’une perturbation dont on ne pourra jamais définir à quel point elle est celle d’une relation à l’autre ou celle d’une identité.
Ainsi, Margaux, enfant, dans les bras de sa mère, se love au creux du paradoxe : « L’enfant peinait à trouver les mots (il n’y avait pas de mots pour dire la vérité : je te hais de m’avoir emmenée ici, je voudrais que tu meures, toi aussi, et pourtant je t’aime), et se réfugiait dans le connu, le mensonge ». Alexis, devenu adulte, s’occupe de son père : « Mon père est comme une silhouette vide, un enfant lui-même, un enfant qui croit encore qu’il est un grand scientifique. Je l’engueule, il m’engueule. On s’accroche à ça, comme si le conflit était tout ce qui nous restait, comme si c’était un fil de vie ».
Papa, maman, les adultes, tous sont coupables d’un péché originel s’il en est : « Nelly regarda les visages – sereins – de sa progéniture, qui venait de massacrer Schubert avec la précision froide de ceux qui rendent justice. Car c’était bien un procès, celui des adultes, qui s’était tenu en secret. Et le verdict était tombé : coupables ». Ou bien : « Elle s’était tue un instant, regardant ses chaussures. Puis, d’une voix encore plus basse, elle avait ajouté : “Les adultes sont sales. Je suis sale. Tout est sale” ».

Souffrant des adultes, les enfants grandissent en développant leurs propres mécanismes de défense. Ils deviennent des héros, des créatures presque monstrueuses tellement leur exceptionnalité est soulignée par une narration parfois un peu emphatique. Alexis est un génie en mathématiques : « Il aimait par-dessus tout les cours d’analyse fonctionnelle, où la pensée pure atteignait des sommets d’abstraction que même ses camarades les plus brillants peinaient à saisir ». Margaux devient journaliste et effectue un reportage sur le crash d’un avion : « Le caméraman qui accompagnait Margaux ce jour-là, un homme pourtant endurci par dix ans de conflit israélo-palestinien, en ferait des cauchemars pendant des semaines. Pas Margaux ».
Les êtres exceptionnels sont amenés à ne rencontrer que des êtres exceptionnels. Margaux rencontre un dénommé Hagauer : « La sociologie était venue comme vient la faim : par nécessité […] Un professeur du Collège de France l’avait repéré, subjugué par sa façon d’analyser les violences du monde rural sans déterminisme ni misérabilisme. Puis était venue Dépossession, cette étude ethnographique de l’effondrement des sociétés paysannes qui l’avait propulsé dans le cercle fermé des intellectuels qu’on invite à commenter l’actualité – invitations qu’il refusait toujours. Obscénité de se compromettre dans les médias dominants, disait-il, avec cette radicalité théorique qui était désormais sa nouvelle terre ».
Margaux, après avoir été une journaliste exceptionnelle, se dévoue soudainement à l’écriture qui lui apparaît comme la seule activité possible : « Il ne peut y avoir que l’écriture », clame-t-elle en parlant du fameux crash d’avion qu’elle a couvert avec un sang-froid hors du commun, médusant son assistance et notamment son futur mari, Hagauer, qui décide en un instant, pétrifié par la profondeur des propos de Margaux, de lui consacrer sa vie : « Il serait pour elle ce que personne d’autre ne pourrait être : le gardien attentif de ses fragilités, le témoin patient de ses métamorphoses. Il la chérirait […] Parce qu’elle devait écrire. Elle allait écrire ».
Pour que Margaux se dévoue enfin à l’écriture, il faut qu’elle se libère de la domination maternelle. Lorsque sa mère se retrouve à l’hôpital, après un accident cardiaque, Margaux réalise ce qu’elle a sacrifié : « Margaux observa ces doigts fins dans les siens, sentant remonter en elle le souvenir des livres abandonnés sur l’autel du pragmatisme, des pages de Kafka et de Bernhard troquées contre des manuels de sociologie des médias. N’était-ce pas étrange comme l’amour maternel pouvait parfois prendre les traits d’une douce violence ? » Mais pour elle, « chaque mot accordé aux vivants est un mot volé aux fantômes ».
Margaux finit par se rendre compte d’un élément qu’elle n’avait peut-être pas pris en compte : « Elle regardait le plafond en comptant ses échecs, activité qui avait au moins le mérite de l’occuper jusqu’à l’aube. On est peu de chose, finalement : quelques habitudes corporelles, une cartographie de gestes, la mémoire musculaire d’un autre corps contre le sien. Le reste – l’amour, les promesses, les serments – n’était que littérature. Et la littérature, justement, ne tenait pas chaud la nuit ».
Ainsi, pour différentes raisons, Margaux et Alexis sont les porteurs d’un trouble, celui d’une relation essentielle, productrice de leur subjectivité, qui a planté au creux de leurs âmes un trouble infini qui ne pourrait trouver de résolution, on le devine, qu’à condition qu’ils réussissent, enfin, à conjuguer leurs existences. L’échec de l’amour, qui est pourtant le lot de beaucoup, est à la fois vigoureusement traité par le roman, lui offrant ses meilleures pages, tout en étant rejeté parfois au loin comme une malédiction : « Pour une femme qui a fait de sa solitude un art de vivre, qui s’est construit une forteresse de livres et de mots, cette nouvelle forme d’absence a le goût d’une défaite idéologique ».
D’une certaine manière, la possibilité, que notre société envisage avec un certain courage, que l’amour soit une gageure totale à laquelle il s’agirait de renoncer mettrait, à terme, le roman en danger. C’est peut-être au roman, dans l’amour, que nous ne pouvons renoncer.