Si vous n’êtes pas intrigué par les belles phrases de Cécile Guilbert fascinée par le bouddhisme, vous pourrez sourire en découvrant comment Natasha Brown déconstruit une affaire de faux meurtre à coups de lingot d’or. Sans oublier un personnage intrigant, Pnine, que Sibylle Grimbert a trouvé en fouillant dans un roman de Nabokov pour inaugurer une collection intitulée « La vie rêvée des personnages ». Ou les récits et témoignages des premiers colons de ce qui allait devenir le Brésil, rapportés par Ilda Mendes dos Santos
La conversion au bouddhisme amène parfois l’écrivain à se révéler plus profondément. On a cette impression en lisant le nouveau récit de Cécile Guilbert. On la connaissait déjà en tant que spécialiste de Sterne, de Saint-Simon et de la littérature des stupéfiants. On avait adoré son livre sur Warhol, Warhol Spirit, illustré par son mari, Nicolas Guilbert, et couronné par le prix Médicis essai. On lisait avec plaisir sa chronique hebdomadaire dans La Croix, et on avait été touché par son roman Réanimation, l’histoire à peine camouflée du coma et de la guérison de Nicolas, rebaptisé « Blaise ». On l’écoutait à la radio et on suivait les résultats de sa participation aux jurys littéraires, rempli d’admiration pour cette élégante disciple de Sollers, polyvalente et mondaine, amoureuse des arts, comme on l’a découvert dans Le Musée national. Mais est-ce qu’on la connaissait vraiment ?
Feux sacrés donne à voir une autre Cécile Guilbert, plus intime et touchante ; elle devient un personnage romanesque à part entière, et ce parce qu’elle inscrit son histoire dans celle de sa famille. On n’aurait jamais deviné l’importance chez elle de l’Inde, filiation qui remonte loin. Comme elle l’explique : « Aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours entendu parler d’un continent surpeuplé, saturé de couleurs et d’épices, avec son double exotisme de mystique et de misère. » De fait, sa tante Colette suivait à Madras l’enseignement d’un maître de yoga. Toute jeune, Cécile était fascinée par l’énigme de « l’opacité syllabique » formée par les mots Madras, yoga et Desikachar, ce dernier étant le nom du maître.
L’Inde deviendra plus tard la destination privilégiée du couple Guilbert, ce pays qui excède « le gros triangle situé au-dessus de l’océan qu’il baptise ». L’auteure cherchera une consolation pour les lourdes épreuves qu’elle a dû affronter : un cousin proche qui s’est tiré une balle dans la tête ; une grand-mère agonisante ; un oncle mourant dans un ashram du Kerala ; la mort dramatique de son petit frère. Parce que l’Inde, comme la philosophie, est intimement liée à la mort : la sagesse qu’on y trouve nous permet de composer avec cette finalité insoutenable. Que faire en attendant ? Dans le cas de Cécile Guilbert, écrire de belles phrases baroques pleines d’érudition et de poésie. Steven Sampson
L’affaire commence rondement : meurtre par lingot d’or, un objet contondant de douze kilos et demi, valeur un demi-million de dollars. L’agression a eu lieu dans une ferme du Yorkshire lors d’une rave party organisée par des squatters malgré le couvre-feu. Le propriétaire, un richissime banquier, avait fait de cette ferme un refuge en prévision de l’inévitable effondrement de la société, et autorisé Jake, l’agresseur, à s’y réfugier pendant la pandémie. Jake a été rejoint par d’anciens militants d’Occupy et de Black Lives Matter, conduits par la victime, Pégase. Reconvertis en Universalistes, ils se disent ouverts à tout le monde, mais forment « un groupe sensiblement homogène : jeune, classe moyenne, et blanc ». On apprend bientôt que la victime a survécu à l’arme de destruction massive. Et un peu plus tard, que le lingot est factice. Bienvenue dans l’univers des fake news. Effet de miroir calculé, les épreuves de Universality ont circulé sous forme de barres d’or, lors de sa sélection pour le Booker Prize.

L’événement cache « une authentique parabole contemporaine », prévient Natasha Brown, sur la fragilité d’un tissu social usé par « l’implacable force d’abrasion du capitalisme tardif ». D’abord relatée dans la presse locale, l’agression a pris une ampleur nationale grâce à « une journaleuse couillue des nineties », Lenny, classée jadis parmi les éditorialistes les plus influents du Royaume-Uni, qui veut relancer sa carrière. La recette du succès, longuement détaillée, ce n’est pas de dire vrai, mais de faire viral. Son livre Marre des wokes a obtenu un large succès d’estime en surfant sur les frustrations d’une catégorie de jeunes comme Jake, car les mesures en faveur de l’inclusion « souffrent d’une interprétation étriquée de la diversité ». Lenny détecte un ennemi plus répandu que le racisme, le classisme. Elle vise désormais plus haut avec Le Capitalisme woke : comment les multinationales ont trahi les classes populaires. Son éditeur n’en voulait pas mais elle a résisté : « Je vais là où il y a de l’avenir, là où il y a de l’argent. » Et bingo, Le Capitalisme fait un tabac. Invitée au prestigieux festival Cartmel, rompue à toutes les cordes du métier, elle ferraille habilement avec l’interlocuteur qui tente de la prendre en défaut.
L’enchevêtrement des faits est adroitement déconstruit, ponctué de révélations comme dans une enquête policière. Tous les protagonistes ont été manipulés, leurs propos dénaturés, leur image détruite. Lenny, narratrice des soixante dernières pages, y déverse son mépris pour « les gens » qui l’entourent et « leurs petites vies minables ». La satire féroce, le style très air du temps bien servi par la traductrice, font mouche, avec une touche d’aigreur, tant le regard porté par les personnages entre eux, et sur eux par la romancière, est dépourvu d’humanité. Dominique Goy-Blanquet
Il faut un grain de folie pour apprécier cet Au pays des Pnines. Aimer les êtres un peu gauches, souvent en retard, rarement bien mis, mais infiniment attendrissants. Quoi qu’ils fassent, en effet, ils sont mal emboîtés et décalés par rapport au monde des hommes et des objets. Heureusement, ils ne sont pas nés nulle part, mais, où qu’ils vivent, ils sont en exil et en souffrent, sans toujours le savoir. Et ils ont un double ancêtre prestigieux, une créature et un roman nommés Pnine, signé Vladimir Nabokov, écrivain polyglotte et prince des exilés. Caustique, celui-ci n’est pas toujours tendre avec son personnage, mais rassurez-vous, Pnine a désormais une petite sœur qui veille sur lui.
Elle se nomme Sibylle Grimbert, elle a écrit onze romans, et elle a accepté de jouer le jeu d’une nouvelle collection que lancent les éditions Premier Parallèle, « La vie rêvée des personnages ». Depuis le jour où elle a découvert ce titre dont la prononciation évoque un marshmallow, Pnine, Sibylle Grimbert est sous le charme de ces êtres fragiles, cassables, mais doués d’une lucidité à contre-courant qui les distingue. Elle n’est pas seulement sous le charme, elle s’y reconnaît et s’y plaît. À tel point qu’elle a basculé du singulier au pluriel et imaginé un pays qui serait peuplé de Pnines. Son récit est donc un guide, une forme de mode d’emploi qui permet d’identifier ces êtres, de s’identifier à eux, de s’identifier soi-même ou, mieux encore, de rire et sourire.
Au début, elle ne vous facilite pas la tâche. D’abord, elle est comme moi et s’adresse à « vous » : elle vous prend à partie. Ensuite, elle attend quatre pages pour s’en référer à Nabokov dont l’exil, la carrière d’universitaire et la fausse distraction ont déteint sur son personnage. Elle attend et vous plante devant un tapis roulant d’aéroport où défilent des valises sans que vous – c’est-à-dire elle-même ou Pnine – arriviez à les récupérer. Puis peu à peu s’en va déroulant des phrases aussi souples qu’un tapis volant, des idées gracieuses, des images insolites, des analyses ou des esquisses d’analyses de tout ce qu’est et que n’est pas un Pnin ou une Pnine – pour une fois, le personnage n’est pas sexué.
Elle réfléchit, glisse quelques anecdotes cocasses, quelques bribes de confessions sur elle-même et une forme d’évolution vers la gratuité, la bonté, caractéristique de Pnine. Elle va jusqu’à parler d’oblativité, un terme qui a évoqué à notre oreille musicale le personnage d’Oblomov, russe et aussi peu adapté au devoir de réussite. Il arrive qu’elle affirme des choses étonnantes qu’aussitôt elle contredit et reprend, ou qu’elle compare la réalité à une assiette verticale. Alors, apprendre à s’ajuster : est-ce possible ? est-ce souhaitable ?
Quoi qu’il en soit, la collection « La vie rêvée des personnages » annonce la publication d’un nouveau titre dont le personnage, Laureline, a un nom qui rime avec Pnine : il est écrit par Alexis Jenni. Cécile Dutheil de la Rochère
En avril 1500, Pedro Álvarez Cabral découvre les côtes de ce que l’on ne nomme pas encore Brésil. De cette découverte fortuite (achamento, écrit Cabral, plutôt que discoberta), Ilda Mendes dos Santos retrace à travers une douzaine de témoignages écrits et de nombreuses cartes portugaises un demi-siècle de curiosité, d’observations et d’émerveillement face à un mundus novus encore inexploré des Européens. En s’arrêtant en 1549, année de la nomination de Tomé de Sousa comme premier gouverneur général du Brésil, la spécialiste de la littérature lusophone explore cette période mal connue. Elle retrace cette « histoire balbutiante » d’un territoire en cours de découverte, encore peu colonisé, et celle des rencontres avec les populations indigènes.
Rappelant au lecteur français les récits plus tardifs de Jean de Léry ou d’André Thévet, les documents présentés dessinent une période fascinante, en pleine transformation, où le sort du continent sud-américain n’est pas encore joué. Loin de l’image de colons conquérants et cupides, cette première génération d’explorateurs se montre plutôt soucieuse d’établir des relations pacifiques avec les populations tupies. Même si l’exploitation du pernambouc, le « bois de braise » qui donne son nom au pays, devient rapidement la priorité des Portugais, les témoignages des marins montrent toute la complexité de cette période pré-coloniale. L’introduction, évitant l’écueil de l’angélisme naïf ou du réquisitoire orienté, contextualise avec finesse le corpus.
Ne nous y trompons pas : ces récits forgent une histoire européenne, écrite par les Européens. Les populations autochtones n’échappent pas aux formes habituelles d’exotisme ou de fantasme : longévité supposée des habitants (150 ans !), innocence de ces peuples « qui vivent nus »… Bien sûr, ces derniers ne parlent jamais directement à travers les documents, et si « leurs voix sont des bruits et des rumeurs », la lecture de l’ouvrage permet de resituer la démarche d’un Jean de Léry, « premier ethnographe moderne » selon Lévi-Strauss, dans un contexte plus large d’intérêt humaniste pour l’Autre.
La lecture est rendue d’autant plus agréable qu’elle s’agrémente de riches illustrations et de nombreuses cartes, qui bénéficient du grand savoir-faire éditorial des éditions Chandeigne & Lima. Toutefois – mais c’est là un reproche mineur tant l’ouvrage est de qualité – ces dernières auraient mérité une analyse aussi approfondie que les textes, tant elles sont des témoins fascinants des connaissances, des représentations, voire des fantasmes de leurs auteurs. Clément Carpentier
Une chronique coordonnée par Jean-Yves Potel