Irlande, années 1980. Élevée dans l’extrême pauvreté par des parents toxicomanes, Katriona O’Sullivan a fait vaciller les probabilités : après des études supérieures, elle enseigne aujourd’hui à l’université. Dans Pauvre, son premier récit, elle nous fait partager les traumatismes et les legs de son enfance.
Tout d’abord, le titre interpelle. Pauvre. Un mot qui colle à la peau, un stigmate, une insulte, une étiquette que tout un chacun voudrait fuir. L’autrice a choisi ce titre qui va droit au but afin de saisir « la réalité viscérale » de ce qu’il contient. Du mot, Katriona O’Sullivan fait le tour et dissèque les rouages : « être pauvre impacte tout ce que vous faites et tout ce que vous êtes ». Aujourd’hui docteure en psychologie à l’université de Maynooth, elle a grandi auprès de parents toxicomanes, Tony et Tilly. Un père, une mère, dont elle tente, avec une pudeur bouleversante, de réaliser le portrait. Tony, homme de la classe moyenne qui a refusé sa place au Trinity College – l’université la plus prestigieuse d’Irlande – pour se lancer dans la vente de tableaux à domicile en Angleterre, rencontre Tilly à un arrêt de bus à Coventry. Ensemble, ils s’installent à Birmingham, et plongent dans la drogue.
Projetée dans une vie de violences intimes et systémiques, Katriona a six ans quand elle arrive dans la chambre parentale au bon moment pour sauver son père d’une overdose, une seringue encore plantée dans la chair. À sept ans, elle subit des viols d’un voisin qui vient zoner dans leur maison. À quinze ans, enceinte, elle est chassée de chez elle et doit trouver un squat. En repartant sur les traces de son passé, Katriona O’Sullivan se fait archéologue de ses traumatismes mais aussi des moments qui les ont conditionnés. Et qui la tenaillent toujours. Aussi se remémore-t-elle également les meilleurs souvenirs, lorsque le soleil teintait le gazon en vert et qu’elle y faisait la roue, ou que son père lui faisait écouter la chanson Go Your Own Way dans la voiture. Mais les années passant, ces « parenthèses ensoleillées », celles grâce auxquelles « les pauvres tiennent le coup », s’assombrissent.
Rapidement, son père est incarcéré pour trafic de drogue, des passages en prison qui précarisent encore davantage la famille, Tilly étant obligé de se prostituer pour acheter sa drogue. « Il me faut juste de quoi acheter ma dose d’héro et des chips pour les gamins », telle était la devise de Tilly lorsqu’elle se retrouvait seule avec ses cinq enfants. Katriona se souvient du choc quand elle a reconnu sa mère dans la rue, de sa terreur qui l’a fait accourir chez elle pour en informer son petit frère Matthew, qui le savait déjà. Elle se rappelle sa peur lors des visites rendues à son père en prison, car on utilisait son corps pour introduire clandestinement de la drogue.

Troisième de la fratrie, Katriona devait veiller sur ses cadets – elle a vu naître sa petite sœur dans la salle de bain décrépite, avant de la guider en couche-culotte dans la maison, au milieu des seringues et des canettes. Proche de Matthew, l’autrice ressent le besoin de lui écrire lors de la période de rédaction de son livre : « Ces gamins que nous étions, ces gamins qui se levaient tôt et préparaient des sandwichs au sucre en en répandant partout sur le plan de travail, ces gamins qui partaient à l’école plusieurs heures en avance pour arriver les premiers et avoir la cour de récréation rien que pour eux, ces gamins sont encore en nous, bien que nous ayons changé, bien que du temps se soit écoulé. Nous sommes encore ces gamins. »
Fuir la maison était la condition sine qua non pour la survie de la fratrie. À l’école, Katriona peut manger à sa faim, en plus de se nourrir de l’apprentissage, même si les autres enfants l’excluaient. L’une de ses enseignantes, Mme Arkinson, lui offre une liberté inconditionnelle : celle de se sentir bien dans son corps. Alors que la petite Katriona faisait souvent pipi au lit et arrivait à l’école avec une odeur d’urine qui lui valait les railleries de ses camarades, Mme Arkinson lui apprend à se laver dans les toilettes de l’école et lui garde une pile de petites culottes propres. Cette leçon d’hygiène lui a permis « de comprendre intuitivement que je pouvais contrôler mon destin ».
L’enfance conditionne notre vie adulte, précisément car nous ne cessons jamais d’être l’enfant que nous étions. Nous en sommes le prolongement. Nous gagnons en indépendance, notre corps se transforme, nos peurs évoluent, mais notre passé reste logé en nous et les nœuds psychologiques se resserrent davantage si nous ne nous appliquons pas à les délier. C’est pourquoi Katriona O’Sullivan écrit ce livre à l’intention de « la petite fille de sept ans que j’étais autrefois ». Et qu’elle a osé appeler sa mère, à l’orée de la mort, pour lui demander : « Est-ce que tu m’as jamais aimée ? » après avoir entendu à la radio la chanson Headlights d’Eminem, écrite pour la mère toxicomane du rappeur.
Mais qui était coupable de son enfance chaotique ? se demande l’autrice. « Ma mère, telle Ève attirant mon père avec sa pomme, le précipitant dans la débauche ? » Katriona O’Sullivan le réfute catégoriquement : « Je sais bien que non. Car je suis ma mère. Elle est moi. » En tant que femmes du sous-prolétariat, l’autrice estime que sa mère et elle sont doublement opprimées, pensant que leur valeur correspond à celle qu’un homme voulait bien leur accorder. « La différence entre nous, c’est qu’elle m’a servi d’exemple. J’ai pu apprendre de ses erreurs. » Lors de ses funérailles, elle rééquilibre les rapports de force en soulignant que, si son succès est attribué d’office à son père – qui lui a donné le goût de la lecture –, « ce que m’a donné ma mère compte encore plus pour moi : elle m’a donné la confiance nécessaire pour être capable de dire « allez vous faire foutre » quand ça s’impose ».
Enfant puis adolescente, Katriona O’Sullivan a toujours aiguisé son sixième sens pour tenter de contrôler les situations qui lui échappaient. Sur le qui-vive, elle cherchait constamment à déceler l’atmosphère intérieure de ses parents, cherchant le plus infime signe avant-coureur de l’ivresse. L’alcool faisait vomir la méchanceté hors de la bouche de ses parents – des mots trop longtemps gardés en eux. L’héroïne les transformait en loques affalées par terre, avant que le manque ne leur fît arracher leur peau et hurler à la mort. « Quand on aime un junkie, on ne supporte pas de voir cette personne en manque – on ferait tout pour la soulager. »
Elle écrit sa colère contre le système social britannique qui moralise les personnes addicts, plutôt que de les aider à sortir de leur dépendance grâce à des traitements précis. Elle comprend, des années après leur décès, que ses parents auraient eu besoin de calmants pour soigner leur maladie psychique, un tabou qui tenaille encore la société britannique. « Je n’ai pas pu te sauver », écrit-elle à son frère Matthew, « je n’ai pas sauvé ni maman, ni papa, ni personne. Il n’y a que moi que j’ai pu sauver. J’aurais aimé qu’il en soit autrement, mais voilà. »
Dans son livre, Katriona O’Sullivan exprime le sentiment, aujourd’hui encore, d’être une « intruse » dans la société, et son besoin d’être rassurée, qu’on lui dise qu’elle est digne d’estime. « Cette incarnation de la réussite que je suis tient à vous le rappeler : j’ai eu de la chance, le timing a été idéal pour moi – je m’en suis sortie, mais tant d’autres n’y parviendront pas. Et, à cause de ça, le monde n’est pas ce qu’il pourrait être. Le système peut et doit faire mieux. Tous autant que nous sommes, nous devons faire mieux. » Commençons par lire Katriona O’Sullivan, elle nous y oblige.