Les remplaçants de Bernardo Carvalho revisite la violente histoire de l’intégration de l’Amazonie durant la dictature militaire brésilienne. Loin de porter d’abrupts jugements sur cette page de l’Histoire, le roman en fait percevoir la familière horreur à travers le parcours d’un père et de son fils, qui lit un roman dystopique.
À onze ans, le héros des Remplaçants relit avec ferveur un roman de science-fiction pour la jeunesse tandis qu’il survole l’Amazonie dans un coucou piloté par son père. Un jeune garçon y montre à son ancien compagnon de cabine des restes similaires à ceux des humains. Il les a découverts dans une grotte sur la planète de remplacement, censément inhabitée, où leur groupe doit refonder la vie disparue de la Terre. Saisi, l’ancien compagnon de cabine reste coi, alors que le premier lui jette sans détour : « ils sont morts pour que nous puissions arriver ». Et d’espérer que la « conscience [du second] ne tarde pas, si tant est qu’elle fût possible ». Car hormis le protagoniste, tous les enfants de cette histoire interplanétaire, psychiquement manipulés, n’ont de souvenirs que faux et ont peut-être été « immunisés contre la conscience ». Tout comme le roman de Bernardo Carvalho, la dystopie de science-fiction s’intitule Les remplaçants.
De sinistres échos résonnent, à l’insu du jeune lecteur, entre son roman préféré et l’inquiétante réalité immédiate qui l’environne. Tandis qu’il lit à ses heures perdues, abandonné à son sort par son père, un crime atroce est commis, semblable à l’extermination perpétrée sur la planète du livre de science-fiction. Si l’enfant ignore tout de ce massacre, il se trouve près des lieux lors de ses préparatifs et de son exécution. Il lui faudra parvenir à l’âge d’homme et devoir résoudre un épineux point d’éthique pour y voir soudain clair lors d’une insistante remémoration. Pour en avoir le cœur net, il nous faudra sans doute, à nous, lectrices et lecteurs des Remplaçants, parvenir à l’éblouissant chapitre final du roman.
Combien de temps faut-il pour que conscience se fasse ? une génération ? plusieurs ? La question passe, tel le frétillant et castrateur poissonnet amazonien que fantasme le jeune garçon, de l’un à l’autre des bassins communicants que forment les deux intrigues romanesques. Car l’horreur véritable n’est-elle pas celle qui se dissimule, toute proche, derrière les apparences du familier voire du familial ? De quel côté se trouvent la réalité, la justice, la vérité ? À onze ans, le garçonnet n’a d’autre repère que sa propre conscience interrogative stimulée par la lecture du seul roman qu’il a emporté pour l’insolite – et périlleux – voyage en Amazonie dans lequel l’a embarqué son play-boy de père. Fazendero de fraîche date à la faveur de l’entreprise d’« intégration » de l’Amazonie qu’a mise en place le régime de la dictature militaire brésilienne (1964-1985), ce dernier vend déjà le bois précieux de la future déforestation aux jeunes héritiers d’une scierie de l’Oregon. Tout comme la planète du roman de science-fiction, les terres de l’immense fazenda amazonienne – sept fois le Liechtenstein, se vante le père – sont censées être vierges.
Entre la fable de science-fiction et l’intrigue du récit réaliste, non moins hallucinante que la première tant la cruauté ambiante y est cyniquement justifiée par les adultes, maintes correspondances éclairent de biais la scandaleuse politique d’exploitation économique de l’Amazonie durant la dictature militaire. Mépris des droits humains et ravages écologiques allaient, comme on sait, de pair. Un haut gradé avec lequel négocie le père résume éloquemment l’idéologie du « nous » dont il se réclame : « Nous avons besoin d’hommes comme vous. De pionniers prêts à assumer la partie héroïque, virile, de notre histoire. Défricher cette terre avant qu’elle ne passe de vierge à pute. »

Les remplaçants, où l’auteur souhaitait recréer la dystopie d’un univers presque exclusivement masculin, excelle à faire miroiter, sans didactisme aucun, les fantasmes machistes de l’imaginaire patriarcal. Ici, la virginité de terres à déflorer ; là, la toute-puissance que s’arroge le néo-colon fazendero, arrogant violeur, sur la vie ou la mort d’autochtones traités en intrus car déjà « remplacés » par son entreprise. Mais, dans le roman de Bernardo Carvalho, le remplacement ne se réduit pas à la seule éradication de populations supplantées par d’autres. Il ne se produit pas seulement dans l’espace mais aussi dans le temps : le père voit dans son fils un remplaçant, un rival autant qu’une future version, meilleure, de lui-même.
L’intrigue de science-fiction pousse très loin la logique mortifère de cette conception de la filiation car les enfants envoyés sur la terre promise de la planète à coloniser ne sont autres que des cobayes. Leurs heureux souvenirs d’enfance, implantés, les vouent à devenir les esclaves des colons véritables, en qui ils croient reconnaître leurs parents aimants, lorsque ces derniers arrivent à leur tour, prudemment, sur la planète. La révolte et la guerre de résistance viendront du seul garçon auquel le miracle d’un amour parental vrai, quoique anonyme, aura épargné cette colonisation de la mémoire. Le motif du remplacement se déploie encore dans la cosmovision totémiste d’une ethnie sur laquelle, devenu jeune homme, le héros écrit un mémoire de maîtrise en anthropologie : les Okano conçoivent l’équilibre du monde selon un système de compensation, la mort d’un animal engageant sa survie dans un être humain et vice versa.
Telles les minces baguettes d’un jeu de Mikado, les valeurs symboliques du remplacement sont jetées dans le récit, s’enchevêtrant, roulant les unes sur les autres pour composer de successives architectures éphémères. À nous de jouer, de déchiffrer leurs possibles interprétations, leurs énigmes éthiques, au risque de nous tromper passagèrement, comme le héros. Sa thèse sur la représentation totémiste semble se voir infirmée, découvre-t-il à l’âge mûr, par de récentes découvertes sur les modes okanos de codification du langage. Certains mots en remplaçant d’autres, « les Okanos [auraient] trompé tout le monde, même les anthropologues ».
Si l’on peut coder ou décoder des messages – lors de sa remémoration, le héros découvre l’effroyable nature de l’opération secrète qui justifiait le voyage en Amazonie en déchiffrant a posteriori le code qu’avait employé son père lors d’une transmission radio –, il est en revanche périlleux, suggère le récit, d’arrêter durablement des certitudes éthiques, pour soi et surtout pour les autres. Les remplaçants s’y refuse. Comme tout roman digne de ce nom, celui de Bernardo Carvalho remplace la directe dénonciation des crimes – politiques, économiques, familiaux, contre l’humanité – par la subtilité d’une histoire intime qui éclaire la perversion de la loi. Entre le père et le fils, l’amour est indéfectible, inconditionnel, quasi incestueux. Enclin au chantage affectif, négligent, capricieux, infantile, abusif, le premier incarne toute la violente et paradoxale fragilité du macho. Face à lui, le jeune garçon, réfléchi, imaginatif, en proie à des vertiges depuis la séparation de ses parents, tient bon, tant bien que mal.
L’inversion des rôles paternel et filial est criante, au point que le père perçoit chez son fils une conscience de la loi que lui-même n’aura jamais su respecter. Aveuglé pourtant par l’amour et par son jeune âge, l’enfant subit les dangereuses péripéties du voyage en Amazonie. Exposé à la violence de cet univers, il en est le témoin captif et ignorant, innocent. Tout comme nous, qui souffrons du sort du jeune garçon puis nous ressaisissons lors de scènes à donner le vertige, moral et physique. Comme celle où l’enfant pilote l’avion, non par jeu mais par nécessité, car son irresponsable de père est pris d’une subite crise de malaria, maladie qu’il traite par le mépris. Véritables moments de bravoure, d’autres chapitres témoignent avec une ironie féroce de la cruauté machiste de ceux qui placent leur honneur dans ce qu’ils nomment leur « virilité ». « Impuissance » en est un exemple, où un chauffeur de taxi rapporte une fameuse anecdote de la région, survenue en 1910 lors de l’expédition de la Commission Rondon.
Descendant du maréchal Rondon, explorateur officiel du Mato Grosso et de l’Amazonie qui fut le premier directeur du Service de Protection de l’Indien, Bernardo Carvalho a d’abord condamné la figure de son aïeul avant de lui reconnaître des mérites. Que l’on ne juge pas l’Histoire sans prendre de la hauteur, que l’on puisse et que l’on doive en réexaminer les replis avec l’intelligence de la clémence sans reculer devant l’horreur, Les remplaçants l’illustre magnifiquement. Rien ne remplace ce qui est perdu.