Odyssée furieuse dans la campagne française, le dernier roman de l’Argentine Ariana Harwicz nous plonge dans l’esprit d’une narratrice hors norme qui dynamite les conventions sociales et littéraires. Le couple, la maternité, ainsi que la justice et la ruralité, n’en ressortent pas indemnes.
Accusée de violence aggravée sur conjoint, la narratrice d’Erreur de jugement, L., ou Lisa, une Argentine d’environ cinquante ans qui habite la campagne française (Centre-Val de Loire), s’est vu retirer la garde de ses jumeaux de cinq ans (E. et J., ou Jonay et Elias). Elle mène une vie de marginale, sans être capable (ou désireuse) de se conformer aux normes sociales ou de se soumettre aux contraintes établies par la loi (visites surveillées, interdiction d’appeler ses garçons ou de les approcher). Obsédée par ses enfants, débordée par la douleur, elle les espionne, et finit par les kidnapper, pour s’engager avec eux dans un voyage qui les conduit à traverser la moitié de la France.
Après de brèves et violentes retrouvailles avec son ex-mari, qui prétend vouloir reprendre la vie commune alors qu’elle veut divorcer, elle se remet en route avec les enfants, se rend en Angleterre, puis en Argentine. Lorsqu’elle découvre un mandat d’Interpol à son encontre, la menace d’infanticide qui plane sur le récit semble se concrétiser, mais le roman laisse le lecteur dans l’impossibilité de savoir ce qu’il est advenu. En parallèle, dans des fragments en italique, Lisa se remémore son arrivée avec son fiancé dans la famille française de celui-ci, particulièrement envahissante, la relation passionnée et violente avec son mari, ses tentatives pour tomber enceinte, le début de la séparation. Ces deux zones du récit alternent avec des dialogues téléphoniques entre Armand (l’ex-mari) et Lisa pendant la fuite, qui tracent le portrait de leur relation.
Ariana Harwicz est née en 1977 à Buenos Aires et vit à la campagne en France. Son œuvre se singularise par sa force narrative, qui évite tout stéréotype, toute idée reçue, topos, cliché, et toute concession. Erreur de jugement, son cinquième roman, le deuxième publié en français (Matate amor, de 2012, a été publié sous le titre de Crève, mon amour aux éditions Gallimard en 2020), paraît aujourd’hui dans l’excellente traduction d’Alexandra Carrasco, aux éditions Dalva, consacrées à l’écriture féminine. Le titre espagnol (Perder el juicio) désignant à la fois le fait de perdre un procès et de devenir fou, sa version française est particulièrement réussie. Dans le roman, l’expression marque le moment où la narratrice retourne la situation, refusant le rôle de victime : la justice, c’est faire basculer le pouvoir, c’est quand la peur change de camp, affirment la narratrice et le roman.
À l’inverse des humains, juge Lisa, les langues ne peuvent se harceler ; l’espagnol et le français s’enchevêtrent en une relation de rejet et de complémentarité, que le lecteur retrouve partiellement dans la traduction : « La langue française est la langue de l’ordre, l’espagnole, celle de la goguenardise. » Ce jeu où l’on s’approprie la langue de l’autre sans indiquer qu’il s’agit d’une incrustation fait écho à l’originalité du travail sur la langue argentine de Harwicz, qui évite toute concession à un public hispanophone international (source des rares coquilles de traduction). Des positions que l’autrice a explicitées dans Desertar (2021), un essai sur la traduction et la langue maternelle écrit en collaboration avec Mikaël Gómez Guthart.

Erreur de jugement reprend certains enjeux de Crève, mon amour, le premier roman d’Ariana Harwicz, qui vient d’être adapté au cinéma par Lynne Ramsay, avec Jennifer Lawrence dans le rôle principal. L’un et l’autre mettent en scène des narratrices dont la conscience vacillante et éblouissante, accablante dans son excès, permet d’explorer la maternité à partir d’un point de vue unique, dépourvu de tout stéréotype. Un accès à la folie maternelle ordinaire (j’emprunte l’expression à la psychanalyste Sylvie Dreyfus-Asséo), traversée par les déchirements de l’amour comme refuge et comme enfer. La maternité apparaît à la fois comme ce qui pourrait empêcher de sombrer définitivement et comme ce qui pousse irrémédiablement vers la folie. Car si la narratrice semble enfreindre toute loi et toute convention sociale, exposer son corps à diverses violences pour ses enfants, ceux-ci n’en sont pas moins des coquilles vides, qu’elle-même ne différencie pas : être mère n’est qu’une fonction qui délite la personne, tout en restant excessivement désirée. Si la fuite inconsidérée de Lisa semble avoir été déclenchée par la perte des enfants, le long du roman, le débordement, l’auto-dépendance et la destruction mutuelle du couple s’avèrent être l’enjeu principal, comme le montre la dernière phrase : « J’ai bataillé pour les avoir avec moi, mais avant même de naître, ils n’ont eu qu’une finalité : la fin tragique de notre couple. »
Or, si le couple est condamné, c’est aussi par le désir de devenir écrivaine de la narratrice, que le mari cherche à anéantir, l’accusant de n’être capable que de copier la réalité en pire ou de faire semblant d’être folle pour produire des œuvres déjantées. Une fausse écrivaine, dit Lisa ; mais on peut aussi la voir comme une écrivaine en tenue de camouflage : dans leur fuite, les enfants et elle se camouflent, de même que l’écriture de Harwicz revêt la maîtrise de la langue – la propre, celle des autres –, déployant une vision inédite des femmes, de la maternité, de la campagne française, de l’amour, alors que les normes sociales et la loi servent d’alibi à l’abus, psychologique et physique.
Le flux affolé de l’introspection de Lisa oscille entre la description d’une vie faite de banalité, des écarts où l’imagination transforme le réel en clichés cinématographiques et médiatiques, et d’autres où présent et passé se confondent. Ramenant les déviances et l’horreur qui se cachent sous l’apparence de ce qu’on appelle les « gens de bien », elle transforme « Fournier », le nom de famille de son ex-mari, en « Fourniret », allusion au violeur pédocriminel et tueur en série, et force cette réalité latente dans la surface d’un réel aux airs de normalité.
Lisa est la première narratrice d’Ariana Harwicz à recevoir un prénom ; mais, tout comme les autres personnages d’Erreur de jugement, elle est tantôt désignée par celui-ci, tantôt par son initiale. Les prénoms et les noms s’éparpillent le long du récit, jusqu’au moment où, à la fin, ils sont réunis dans le mandat d’arrêt lancé par Interpol. Mais le prénom de la narratrice se retrouve également dans la dédicace du roman (« À Lisa, pour avoir répondu à mon appel en urgence / au milieu d’un champ de tournesols »), un jeu qui fait écho à certaines déclarations de l’écrivaine pour qui ses romans sont tous absolument autobiographiques et ne le sont pas du tout.

L’œuvre d’Ariana Harwicz est traversée par deux axes, dans le mode de l’exploration et non pas d’une conception de la littérature comme un art susceptible d’apporter des réponses. D’une part, ses romans se situent dans un monde rural et pseudo rural français étouffant, attaché à son isolement, dépeuplé, sans dynamisme et fermé sur lui-même ; un monde qui semble reculer vers le passé, où règnent la cruauté envers les animaux, l’alcool, le commérage et la promiscuité ; un monde xénophobe et antisémite, où une génération de soixante-huitards vieillissants défend une morale marquée par l’appropriation abusive de la vie de leurs enfants, sous une apparence de respectabilité et d’ouverture d’esprit : « Les gens de bien devraient tous être en prison », affirme Lisa. Le deuxième axe est l’exploration de ce qui, dans les rapports humains, reste en dehors de toute compréhension : comment s’articule la normalité apparente à l’abus, à l’assassinat en série, à la transformation de l’amour en haine capable de détourner la réalité et de déposséder l’autre, allant jusqu’à manipuler le système judiciaire.
Ces axes, qui se retrouvent également dans La débil mental (2014), Degenerado (2019), Precoz (2022) et, bien entendu, dans Crève, mon amour, font que l’œuvre d’Ariana Harwicz présente un intérêt particulier pour le lecteur français. Si Crève, mon amour n’a pas reçu l’attention qu’il mérite, peut-être parce qu’il a paru pendant la pandémie, Erreur de jugement donne l’opportunité de commencer à explorer l’univers de cette romancière hors norme.