Une littérature post-capitaliste

Tovaangar, le nouveau roman de Céline Minard, s’inscrit dans l’invention d’une littérature prenant en compte le vivant dans sa totalité, sans se limiter aux êtres humains [1]. L’hybridation, la fluidité, la rencontre, le communalisme, l’utopie y deviennent les sources d’énergie d’un futur contre-industriel. Mais Céline Minard va plus loin que les tentatives qui l’ont précédée ces dernières années, en proposant la cosmogonie d’un monde à venir, les récits divers, joyeux, d’une culture imaginaire mais juste et désirable dans son lien aux autres.

Céline Minard | Tovaangar. Rivages, 688 p., 23,50 €

« Tovaangar » signifie le monde, les terres où vivent les Tongvas, peuple autochtone du bassin de Los Angeles, effacés de l’Histoire quand ils furent déclarés – faussement – éteints. Ce nom ne s’impose que tard dans le livre – comme titre du dernier chapitre – car, des siècles après « la catastrophe », l’approche du territoire de la ville se fait depuis l’extérieur, peu à peu. En groupe, les personnages explorent ce qui pour eux est « la sauvagerie » : des lieux pleins de matières étranges, « bétume », « concrete », « déchiets »… Tovaangar rejoue les récits de découverte appliqués par les Européens à l’Amérique en les inversant. Cette belle idée rappelle que la ville artificialisée est une exception qui ne va pas de soi. Elle retourne également la représentation coloniale d’une altérité aussi stupéfiante que monstrueuse parce que définie comme aberrante. La multiplication des Freeways et des gratte-ciels remplace le cannibalisme et les sacrifices humains.

Tovaangar s’ouvre sur une rencontre, celle d’Amaryllis Swansun, Auboisière, et de Mianeh, Dronote, avec Atlal Allat Dol Chairn, Gros-Cerveau. D’emblée, ce monde ressemble au nôtre et à ceux des romans d’aventures, mais les catégories et les cadres se sont décalés. Un lexique à la fin du livre explique qu’une Auboisière est un « bipède glabre de culture forestière », un Gros-Cerveau, un « bipède à fourrure de culture cavernicole », une Dronote, un « Corps autonome, autorégulé, répliquant et conscient ». Le roman ne laisse aucun doute sur le fait que cette créature artificielle en forme de sphère de métal volante éprouve des émotions, elle se vexe en particulier quand on la traite de « boule ». Les caractéristiques précises de l’Auboisière et du Gros-Cerveau sont plus floues : on a envie de faire des premières des humaines ayant développé des liens avec le végétal, mais rien n’assure qu’elles n’ont pas une origine animale ; les seconds font penser à des orangs-outans ou à des ours, sans correspondre exactement ni aux uns ni aux autres. D’autres personnages évoquent plus clairement des espèces existantes, cependant le simple choix de noms légèrement différents – « Troute » à la place de « truite », « Scurius » pour « écureuil » – suffit à leur donner une part d’étrangeté.

Céline Minard, Tovaangar.
Ancien site de sidérurgie © CC-BY-SA-4.0/Industry explorer/WikiCommons

Tovaangar a les caractéristiques d’un genre en construction dont il pourrait bien devenir l’étalon. On y retrouve l’absence de hiérarchie entre les êtres : limaces et araignées ont leur place à une réunion où interviennent aussi des « Créates », un Créate est un « bipède semi-glabre ou semi-fourré de culture désertique », et des « Batras », sortes de salamandres géantes, qui vont être plus souvent définies en tant qu’« Hydros », fonction, et non nature, de tous ceux qui s’occupent de développer la présence et la circulation de l’eau. Arbres et liane sont aussi des personnages, tout comme certains corps inanimés.

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L’eau joue un rôle central dans le roman : c’est en la suivant qu’Ama, Atlal et Mianeh découvrent « Hidden », Los Angeles rendue en partie à la nature grâce à l’action de ses habitants et de sa rivière, assemblage de communautés ayant développé le vivre ensemble. « Paayme Paxaayt », nom tongva de la Los Angeles River structure l’espace, la ville correspondant en gros à son bassin [2]. Avant même de devenir un personnage, la rivière donne son rythme au livre, fluide, dynamique, en mouvement permanent, faisant de Tovaangar un water-novel du nomadisme et de la souplesse, un flux excitant et vif, torrent de plus en plus rapide, jusqu’à finir à son embouchure maritime en roman-monde. Les plus beaux passages sont peut-être d’ailleurs ceux se déroulant sur l’eau : la crue, la remontée par les « Troutes » de leur rivière natale, l’arrivée à la mer. Avec un mystérieux mécanisme hydraulique hissant les protagonistes dans la gare d’Union Station et un « tapis flovant » permettant à Bye le Créate d’explorer des canaux d’irrigation, l’eau devient en même temps l’agent du sense of wonder, car, en bon roman de science-fiction, Tovaangar joue aussi de la découverte de l’inconnu, comme moyen d’élargir son horizon.

Dans la lignée des « fictions-paniers » évoquées par Ursula K. Le Guin, Céline Minard refuse résolument une littérature héroïque. Les péripéties de Tovaangar tiennent à des rencontres plus encore qu’à un phénomène naturel comme la crue. Des conflits existent, mais ils relèvent du quotidien – notamment du régime alimentaire – et se résolvent par l’échange et la négociation. Les enjeux romanesques résident dans les relations, une communication pas seulement verbale, mais passant beaucoup par les gestes et les odeurs. Ce roman post-apocalyptique rejette la noirceur dystopique pour proposer un avenir possible par la joie, l’énergie de rencontres dessinant une société tolérante dont les frictions cèdent rapidement à l’humour et à l’affection. Les amours n’y obéissent à aucune norme, les genres sont aussi brouillés que les espèces, une relation se noue même entre un « Véliste », descendant d’humain, et Mianeh la Dronote.

Céline Minard, Tovaangar.
La ville de Los Angeles vue par satellite © CC-BY-2.0/Tobin/Flickr

Situer le roman à Los Angeles, ville tentaculaire, dans l’État le plus riche de la nation capitaliste par excellence est évidemment une façon de dénoncer les excès d’un rapport irrespectueux à l’environnement. Mianeh a été expulsée de la « Si Vallée » par les « Intelligences InOrganiques » qui la dirigent, bien après qu’elles en eurent exclu leurs créateurs humains qui, commençant à s’en méfier, les avaient combattues. Loin de cette logique séparatiste, choisir la Californie, c’est rappeler que la nature reste présente sous la technologie, c’est renouer le fil rompu par la conquête, grâce aux Tongvas réapparaissant dans la dernière partie du livre.

Les personnages les plus ambigus, donc les plus intéressants, sont peut-être les Créates. Vifs, intelligents, ils vivent dans le « désert », c’est-à-dire les ruines urbaines, tout en pratiquant le déni face à ce qui contredit leur quotidien. Deux d’entre eux, Bye et Daï, arrivent à changer de point de vue pour appliquer leur imagination au monde tel qu’il est. On peut peut-être y voir un reflet de certaines populations contemporaines qui, sans être de brutaux « Extracts » à la « Drill, baby, drill », plongent la tête dans le sable plutôt de considérer les bouleversements climatiques.

Brouillant la distinction de moins en moins pertinente entre littérature blanche et genres de l’imaginaire, Céline Minard fait bouillonner le flux de la vie par le foisonnement de dizaines de personnages et l’existence intense de sa Los Angeles mi jardin, mi zone humide. Par son ampleur, rarement lue dans la littérature française, sauf peut-être dans l’Histoire de la souffrance de Tristan Garcia, Tovaangar arrive à rendre extrêmement présent un rapport serein au monde, donnant à ses épisodes variés la force d’une mythologie du futur.


[1] On pourrait citer La montagne dans la mer de Ray Nayler, L’invention de la mer de Laure Limongi, Mémoires sauvées des eaux de Nina Leger, Ici, la Béringie de Jeremie Brugidou, ou le récent Nout de luvan. Voire, avec un point de vue différent, Arrêt sur enfance de Manuela Draeger avec ses enfants dotés d’ailes, ses démons mélancoliques et ses « descendants d’humains ».

[2] La notion de bassin versant comme moyen d’organiser l’espace devient de plus en plus présente dans les descriptions de sociétés alternatives possibles, comme dans la fiction, par exemple dans Les mains vides d’Elio Possoz.