Caroline Lamarche explore, dans cette langue à la précision lumineuse qu’on lui connaît, les méandres d’un grand amour et de ses possibles défaites, l’amour intense qui unit la narratrice et Vincent, son époux, et qui se révèle impossible. Vincent, en effet, vit librement son homosexualité, dans ce couple où le mensonge est exclu, après l’avoir dévoilée à la narratrice qui dès lors non seulement relit le temps passé avec Vincent, mais est conduite à interroger sa place de femme, d’épouse, et même de mère. Le bel obscur est le récit merveilleusement délicat et douloureux du destin que cette femme s’est construit, et qu’elle éclaircit enfin, brisant la « mécanique du déni, ce maquillage du désastre ».
C’est pourtant une autre histoire qui donne son titre au récit, celle du « bel obscur », Edmond, un ancêtre de la narratrice, à l’existence brève et mystérieuse. Alors que le père de la narratrice avait entrepris, plusieurs dizaines d’années auparavant, d’élaborer l’arbre généalogique de la famille, il avait rassemblé deux lettres d’Edmond et deux photographies, seules traces de cette vie interrompue à trente ans, dans d’étranges circonstances. Le silence règne autour de lui, dont on dit qu’il a « fait beaucoup de chagrin à sa mère ». Cinq dates subsistent, sa naissance à Liège en 1834, une lettre adressée à son père depuis Freiberg datée de mai 1856, le sauvetage de deux jeunes gens tombés dans la Meuse en 1862, une distinction pour cet acte héroïque en 1863, attribuée par la ville de Liège, et sa mort à Orléans en 1865.
Peu de choses, donc, si ce n’est ce questionnement tenace quant aux raisons de ce quasi-effacement de la mémoire familiale. Sur les deux photographies, l’une manque, précisément celle qui a conduit le père à s’interroger sur la possible identité du sujet de cette photographie : « Est-ce le même ? » Cette question, dont la narratrice va s’emparer, imprègne le récit dans son entier : peut-on jamais savoir qui est l’autre, ne demeure-t-il pas, en partie au moins, un mystère insondable ? C’est donc bien la photographie manquante et le secret qui entoure le personnage d’Edmond, dont on sait aussi qu’il est diplômé d’une prestigieuse école, la Bergakademie, qui vont conduire la narratrice à poursuivre une enquête qui la mène tout autant sur les traces du « bel obscur » que sur ses propres traces, celles d’une femme qui a vécu son existence avec autant de grâce et de ferveur qu’on peut en rêver.
Et c’est bel et bien le désir d’éclaircissement qui oriente tout le récit, alors même que la narratrice entreprend de lire un traité datant de l’Antiquité, Les Alchimistes grecs : « j’explore sans les comprendre, dans une pure griserie, les recettes des métallurgistes de l’Antiquité, trouvant dans leur grâce sèche un antidote à l’envahissante sentimentalité de notre époque ». Bien loin de toute « sentimentalité », en effet, la narratrice laisse s’entrecroiser assez librement les deux histoires, celle d’Edmond, cette « histoire à débusquer », et la sienne, la première étant considérée par la narratrice comme « une voie de traverse » censée faciliter « l’élucidation de [s]on propre destin ». À la lumière de la rapide et obscure destinée d’Edmond, la narratrice tente de comprendre l’enchaînement des événements qui ont jalonné sa propre existence. Lectrice de Jung, elle voit une « formidable synchronicité » entre son ancêtre et sa propre histoire avec Vincent, et ce à un siècle et demi de distance.

La relecture de ses anciens cahiers, des notes prises au fil des premières années d’une vie conjugale totalement bouleversée par la révélation de l’homosexualité de Vincent, amène la narratrice à revenir aussi sur la lecture d’Orlando de Virginia Woolf, adressé pour son anniversaire par Brian, le premier compagnon de son époux qui passera les vacances d’été en famille. Au fil de sa double enquête, elle consulte de nombreux documents (elle se réfère même à une liste d’oiseaux observés par Edmond, tirée des archives de la Société des sciences naturelles). Cela confère au récit une forme d’imprévisibilité et de profusion, à l’image de la narratrice qui n’hésite pas, au fil de ses recherches, à consulter une graphologue ou une médium, tout comme elle tente d’éclairer sa vie conjugale nouvelle en glanant des informations sur les « femmes d’homosexuels », informations à l’époque encore trop rares et qui ne répondent jamais vraiment à ses questions : « La plupart mettaient des années à retrouver un brin de confiance en elles-mêmes. Peu refaisaient leur vie, victimes collatérales d’une homophobie qui acculait les gays au mariage ou au suicide. »
Le récit est ponctué de souvenirs heureux de la vie conjugale passée, et de moments au cours desquels la narratrice éprouve au plus profond de sa chair ce qu’elle ne peut manquer de vivre comme une relégation. Avide de toutes les coïncidences qui lient l’enquête sur Edmond et le regard rétrospectif qu’elle porte sur son passé, elle mène le récit librement, au fil de ces concomitances, associations d’idées, souvenirs de rêves, etc. Ce sont par exemple des territoires communs, ceux de la Prusse ou de l’Allemagne, que la narratrice fait émerger et auxquels elle donne une signification supérieure, sans nier son parti pris : « Cette proximité des lieux à presque deux siècles de distance fait partie des coïncidences qui m’accompagnent depuis que je m’intéresse à Edmond. Une obsession se nourrit par attraction de signes. Une constellation nomade se met à scintiller, petits fanaux visuels, surprises olfactives et sonores, ombres et lumières, rencontres fortuites, autant de cailloux semés par une main invisible qui nous fait croire à la puissance d’un amour tandis qu’alentour tout conspire : la coulée de sapins noirs, les collines repliées sur leurs secrets de charbon, la voracité des buddleias au pied des hauts-fourneaux délaissés. »
Le bel obscur est un roman saisissant de beauté, à la construction aussi libre que l’est la narratrice, qui détruit pierre après pierre l’édifice dans lequel elle s’était laissé enfermer, destruction aussi coûteuse que libératrice entreprise par une femme qui ne renonce pas à ses désirs. Si Lomedelo traverse seulement son existence, il partage avec cette femme splendide l’intensité d’un instant, un « élan immense, brûlant, irrésistible » qui la change à jamais : « On n’est plus de ce monde après ce feu dont on ne sait d’où il vient […] dans le ciel, sous les pieds, dans la brise qui passe ou au bec de l’oiseau perché sur le toit en pagode et qui en fait tinter les tuiles, à petits coups pressés. » L’amour qui l’anime dépasse Vincent, ou Lomedelo, dépasse les limites temporelles, se déployant jusqu’à Edmond dont elle retrace l’histoire avec une extraordinaire ferveur, mais dépasse aussi le simple cadre de son existence, pour aller encore au-delà, dans cet amour pour ce monde en train de disparaître, qui fait naître ce « chagrin d’avoir perdu les insectes, les oiseaux, les forêts, la banquise et l’espoir d’un monde meilleur ».
Fidèle à son désir d’exclure toute « sentimentalité » de son propos, la narratrice parvient à décrire dans une langue à la beauté tranchante les « fils invisibles qui vous lient par le front », pas seulement ceux du joug du mariage, lorsque « deux êtres défrichent un champ commun », mais ces « fils invisibles » qui lient les êtres humains, par-delà les époques, par-delà les préjugés, les rancœurs et les exclusions. Et mieux encore, elle accède à l’éblouissante lucidité d’une femme qui ne craint plus aucune douleur, sauvée littéralement par ce nouveau compagnon aussi inaltérable que les « étonnantes épées » des alchimistes grecs, Edmond.