Généalogie de l’écriture

Pour les lecteurs de Caroline Lamarche, L’Asturienne est une surprise : une somme tombée du ciel au milieu des formats courts chers à l’autrice. Un récit historique, familial, garni de références… voilà qui peut effrayer quand on admire la transparence de son style, le soin psychologique de la mise en scène de ses personnages et la sensibilité poétique de ses descriptions. Autant de qualités que l’on retrouve dans La fin des abeilles, où l’autrice traite, encore, du devenir familial mais cette fois par le biais du deuil, celui de sa mère, en pleine pandémie, et avec les distances que cela suppose.


Caroline Lamarche, L’Asturienne. Les Impressions nouvelles, 340 p., 22 €

Caroline Lamarche, La fin des abeilles. Gallimard, 208 p., 18 €


Remontant le temps et redécouvrant ses origines, l’écrivaine suit le développement, l’âge d’or et la lente décrépitude de la Compagnie royale asturienne des Mines. Cette grande entreprise minière a été la chasse gardée de ses ancêtres et son histoire révèle toute l’endogamie des milieux d’affaires belgo-liégeois. Caroline Lamarche est ainsi la descendante des Lamarche (tabac), des Lesoinne (charbon), des Laloux (fusils) et des Hauzeur (zinc) qui ont été à la tête de l’Asturienne pendant des décennies. Dans sa jeunesse, elle a entraperçu les restes du faste – et quels restes ! – accumulés depuis le XIXe siècle par l’intense activité de l’entreprise en Espagne, en France, en Belgique ou encore en Norvège.

Nous trouvons-nous devant une hagiographie des grandes familles aristocratiques et bourgeoises ? Absolument pas. Caroline Lamarche affronte avec sincérité son histoire familiale et met en scène son éducation, son héritage culturel et ses représentations dans lequel les capitaines d’industrie sont des héros que côtoient les rois et les reines ; où la Compagnie est une grande famille, bienfaisante avec ses ouvriers, diffusant le progrès et le confort dans un monde arriéré et presque barbare. L’autrice ne dissimule pas cette éducation, mais elle l’oppose à un autre apprentissage, celui de ses rencontres, de ses découvertes adultes.

L'Asturienne et La fin des abeilles, de Caroline Lamarche

Le livre n’est jamais aussi fort que lors de ces moments miroirs, quand la légende familiale et capitaliste se fracasse contre la mémoire des luttes ouvrières et des catastrophes industrielles. Alors que les syndicalistes espagnols sont massacrés ou réprimés, les cadres se réjouissent que « leurs » travailleurs retournent à de meilleurs sentiments ; alors que la guerre d’Espagne, opposant les républicains et les révolutionnaires à Franco, se termine par la victoire sanglante de celui-ci, les directeurs se réjouissent d’un retour à la normale et aux bénéfices attendus ; alors que la fine fleur de la bourgeoisie dorée vit une Première Guerre mondiale confortable dans ses costumes d’officiers, les prolos crèvent de froid dans les tranchées… « Ma mère me confirma que l’oncle Louis avait chassé avec Franco, d’un ton si naturel que je n’insistais pas. »

Le récit est mû par une curiosité franche, celle de Caroline Lamarche pour son histoire, qui n’est d’ailleurs plus tout à fait la sienne. Claire curiosité donc, mais amour interrogatif également pour la figure du père, dont elle aurait sans doute voulu briser la carapace plus tôt. Nul rejet de cette histoire fameuse et impitoyable, nulle gloriole non plus ; elle l’explore en la mettant sans cesse en rapport avec le présent.

Subvertissant le principe du récit familial, tirant le meilleur de la non-fiction, l’autrice construit un point de vue d’une grande richesse, où fusent par moments des traits littéraires dont on reconnait immédiatement le côté lamarchien. « Voilà à quoi je pense en déchiffrant, de plus en plus éprise de nos morts, ce qui, en une seule génération, a disparu de nos vies : l’écriture manuscrite qui est à l’imagination ce que le corps est à l’amour. » Les lettres sont comme le zinc ou le charbon, des matériaux vibrants de possible, du temps passé ou futur. Les citations se passent de guillemets, l’italique leur suffit, et les images de légende ; après tout, on ne met pas en scène les souvenirs comme les pièces d’un musée. Et les personnes qui se dessinent au creux des lignes et des tirages, l’autrice leur fait justice, en particulier aux femmes dont la légende familiale a trop souvent retenu le rôle bien normé ou des anecdotes mesquines.

L’Asturienne se déploie d’ailleurs comme un filon ; continu, oblique, fusant dans des directions étonnantes, obligeant parfois l’autrice à laisser des minerais sous terre pour faire tenir l’ensemble. Cette impression d’une écriture qui embrasse son propos se renforce le temps passant, les parties se succédant et devenant de plus en plus exigües. Plus Caroline Lamarche s’approche du présent, de son père et d’elle-même, plus les murs se resserrent. Épuisé, le filon ? Non, mais sans doute de plus en plus risqué à mesure qu’on se rapproche du centre des choses.

L'Asturienne et La fin des abeilles, de Caroline Lamarche

Caroline Lamarche © Jean-Luc Bertini

La fin des abeilles, avec ses tristesses légères comme des squelettes d’oiseaux, forme aux côtés de L’Asturienne un drôle de diptyque. Ce n’est plus l’Histoire qu’on réécrit mais l’histoire d’une fin de vie et d’un monde figé par la maladie. La mère de Caroline Lamarche, que ses lecteurs ont déjà souvent croisée, est le sujet de ce récit à la fois tendre et tranchant. Loin de l’éloge funèbre, l’autrice nous présente une personne complète, entière, avec ses habitudes insupportables et, alors que la fin approche, ses sursauts, ses confessions qui semblent tout à coup nécessaires.

Mais, au-delà de son histoire personnelle, dont un nouveau pan se dessine sur la grande tapisserie de son œuvre, c’est surtout le tableau d’une décrépitude plus générale qu’elle met en scène. Ce n’est pas seulement une mère qui meurt, c’est une ère. Et que restera-t-il si les abeilles disparaissent ? Si la société, attaquée par les crises, se recroqueville et s’interdit trop violemment les petites complicités collectives qui lui donnent encore sens ? Bravant la mort, le livre se termine sur un enterrement clandestin (en tout cas, normalement impossible sous l’empire des règles sanitaires) et sur le récit d’un rêve où parle une dernière fois la trépassée.

Caroline Lamarche livre une nouvelle fois un texte tout en équilibre, parfois d’une douceur débordante, flirtant souvent avec une ironie un peu sombre mais essentielle. Jouant sans cesse avec les codes du récit et de la description, elle plante de temps à autre des phrases fulgurantes et simples, qui semblent ramasser tout son propos en quelques mots et faire briller sa leçon. Le plus surprenant est sa capacité à brouiller la frontière entre ceux qui souffrent et ceux qui font souffrir ; qui sont les proies ? Qui nous chasse : les autres, le temps, les deux ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle a pour les premières une empathie qui tient de la reconnaissance : « Comme elles hurlent, les proies, et longtemps. »

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