La leçon exemplaire d’un dissident tchèque

Les éditions Verdier présentent une « nouvelle édition revue et augmentée » d’un livre de Patočka vieux d’un demi-siècle. Privé de la possibilité de poursuivre son enseignement universitaire, ce philosophe hétérodoxe s’est exprimé dans le cadre d’un séminaire privé. Sa liberté ainsi conquise lui fit tenir des propos dans lesquels nous ne nous reconnaissons plus tout à fait. Cet éloignement s’avère stimulant.

Jan Patočka | Platon et l’Europe. Trad. du tchèque et de l’allemand par Erika Abrams. Verdier, 448 p., 26 €

Né en 1907, l’auteur appartenait à la même génération que Sartre ; mort en 1977, il n’a pas connu la chute du communisme. Se pose donc la question de l’actualité d’un tel livre, et, partant, de l’utilité d’une telle publication, que justifierait déjà l’idée qu’il n’est jamais trop tard pour lire un philosophe de qualité. L’importance de ce penseur a été abondamment reconnue, en particulier par ses collègues occidentaux, Derrida en tête, et surtout par les sourcilleux gardiens tchécoslovaques de l’orthodoxie communiste, qui s’évertuaient à lui couper la parole ou du moins à en amoindrir la portée. Ils ne sont pas parvenus à le réduire au silence mais il leur suffisait de rendre presque impossible la diffusion de sa pensée. La mise à la retraite est un procédé efficace quand on peut en outre empêcher toute publication de livres « inconvenants ».

Patočka en était donc réduit à distiller son enseignement auprès d’un tout petit groupe de convaincus, réunis dans un appartement privé où l’on faisait tourner la bobine du magnétophone. L’enregistrement pouvait être retranscrit et corrigé par des moyens antérieurs à Gutenberg. Voilà donc, pour l’essentiel, ce qui nous est parvenu de la réflexion philosophique de ce penseur exemplaire de sa génération dans une Europe déchirée par le rideau de fer. Il y avait alors des hérétiques que les bons esprits se souciaient de soutenir en diffusant leurs textes dactylographiés et ronéotés, entre artisanat et contrebande.

De tels textes ont-ils encore quelque chose à nous dire, au-delà du témoignage touchant d’une époque révolue ? Il est clair que nous ne pouvons pas les lire comme des livres fraîchement sortis d’une de nos grandes maisons. On est devant quelque chose de différent, pas seulement parce que le temps a passé. Car la différence tient pour beaucoup aux conditions politiques d’une Europe qui fut divisée et qui constitue désormais une « Union ». Cela importe au plus haut point pour un penseur qui s’est donné à tâche de penser l’essence de l’Europe. Mais ce sont aussi les manières de concevoir la démarche philosophique qui ont changé. Il reste certes possible de fonder son propos sur la phénoménologie husserlienne ; c’est même une démarche associée à l’orthodoxie universitaire. Mais on ne le fait plus comme du temps de Sartre et de Merleau-Ponty, de qui nous retrouvons le ton chez Patočka. Celui-ci s’inscrit à la croisée entre Husserl et Heidegger afin de caractériser la « situation » de l’époque présente – laquelle n’est plus la nôtre. Nous ne dirions plus « Husserl et Heidegger » comme faisait L’être et le néant. Eux, qui furent les deux maîtres de toute une génération de philosophes, n’ont plus les mêmes lecteurs. L’un ne passionne plus que les universitaires ; l’autre, les défenseurs du bien qui ne peuvent admettre qu’on s’intéresse encore à un recteur nazi.

« Les Slaves dans leur patrie d’origine », Alphonse Mucha (1912) © CC0/WikiCommons

Qui aborderait le livre de Patočka en n’ayant pas à l’esprit le fait qu’il porte trace d’une réflexion qui s’est approfondie il y a plus d’un demi-siècle pourrait croire à une provocation ou incriminer le sempiternel retard de l’Europe centrale sur l’occidentale. La réalité est simple et d’autant plus troublante : ce Tchécoslovaque pratiquait la phénoménologue comme faisaient un bon nombre de philosophes de sa génération. Son livre nous arrive avec un tel retard que les différences nous sautent aux yeux et, comme ce penseur n’est pas négligeable, nous provoquent à nous interroger sur la légitimité de nos refus. Nous n’oserions plus nous interroger sur l’essence de l’Europe, et lui le fait.

Car il ose déclarer que la philosophie est une affaire exclusivement européenne, ce qui devrait être interdit par nos gardiens de l’ordre moral. Survient alors le soupçon que pourraient se justifier ainsi les difficultés qui furent les siennes avec la censure politico-universitaire de son pays – qui n’avait pas encore été brisé en deux. Nous n’avons plus de censure officielle, mais enfin quand même, certains propos en relèveraient, si manifestement étrangers à toute orthodoxie décoloniale. Or ce qu’il dit du caractère expressément européen de la philosophie n’est pas un détail annexe qui aurait pu être éliminé à la relecture, c’est l’objet même de ce livre, qui n’est pas exactement un travail universitaire sur Platon mais une tentative de penser l’identité européenne comme fondée sur la démarche platonicienne.

Cela ne peut se prouver ni même s’argumenter en produisant tel texte probant qui serait passé inaperçu ou dont nul n’aurait soupçonné la fécondité. Les textes sur lesquels il appuie sa réflexion sont bien connus, comme le fait que Socrate, le juste par excellence, a été condamné à mort par un tribunal populaire et qu’il a bu la cigüe. L’intérêt réside dans la leçon qu’il tire de sa méditation. Faire de cette condamnation et de ce qu’enseigne l’attitude de Socrate la leçon essentielle qui fonde cette originalité radicale de la philosophie grecque. Cela tient en quelques phrases, dont Patočka excelle à faire sentir la profondeur, le souci de l’âme. Ce n’est pas tel ou tel contenu, c’est une attitude créatrice de liberté.

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On a beaucoup répété que Socrate n’avait rien écrit, faisant comme si les Dialogues de Platon constituaient en quelque sorte le livre que Socrate aurait pu écrire s’il l’avait voulu. C’était négliger le fait qu’aucun de ces Dialogues n’est à proprement parler un livre au sens où y serait exposée une doctrine que l’on pourrait assimiler à l’enseignement oral du fondateur de l’Académie et caractériser comme celle de Platon. Il n’y a là-dedans rien d’autre que des dialogues, entre personnes différentes ou de chaque âme avec elle-même.

Dès lors qu’on a un peu regardé ce qui nous est parvenu sous le nom de Platon, on ne peut ignorer que cela prend toujours la forme littéraire d’un dialogue et l’on serait disposé à accueillir d’autres textes qui, eux, ne prendraient pas cette forme littéraire. Ne serait-ce qu’une lettre privée dont l’authenticité serait crédible. Et pourquoi pas un poème comme ceux d’Empédocle ou de Parménide, ou ce petit traité Sur le bien auquel Aristote fait allusion ? On peut même aller jusqu’à voir un traité politique classique dans Les lois et un traité scientifique dans le Timée, dont la forme apparaît artificiellement dialoguée. L’erreur sur laquelle éclaire la réflexion de Patočka est de voir l’arbitraire d’une simple forme littéraire qui aurait pu être tout autre, là où réside une dimension essentielle de la pensée platonicienne. Ce que l’on peut appeler le « souci de l’âme », dont l’attitude de Socrate est plus qu’une illustration : une revendication. Voilà qui est propre à la philosophie européenne et la fonde.

La force de la démarche de Patočka tient à sa manière de prendre au sérieux ce que tout lecteur de Platon sait bien mais tient ordinairement pour un simple choix esthétique, donc un détail anecdotique. Quant à dire « la seule chose que je sache, c’est que je ne sais rien », cela passe pour la boutade d’un sage qui veut proclamer sa modestie, et s’empresse de faire dire ce qu’il veut à des interlocuteurs préparés à tout approuver. Ce non-savoir revendiqué est en réalité à l’origine de la philosophie et de la démarche scientifique. La pensée proprement européenne, donc, en ceci plus puissante que celles qui s’en tiennent à des proclamations dogmatiques.