« Rendons son obscurité à la nuit »

Quelques lignes, il nous a suffi de lire quelques lignes du dernier récit de Jakuta Alikavazovic pour fondre, glisser dans l’énigme, oublier l’ici, le maintenant, et disparaître. À cette conteuse, née à Paris en 1979, la vie a donné ce pouvoir de rapter qui la lit, comme Hélène, raptée et emmenée à Troie. Le sujet, car il y a bien un sujet, d’Au grand jamais, est pourtant simple et peu original par les temps qui courent : le livre est le portrait de la mère de Jakuta Alikavazovic. Ou son anti-portrait, ou son portrait écrit à la lumière d’un abat-jour, un objet qui revient dans le récit. Lumière tenue à distance, désir de sécurité, retrait, cicatrices que l’Histoire, cruelle, laisse sous la peau. Mais d’abord, qui est-elle, la fille, Jakuta Alikavazovic ?

Jakuta Alikavazovic | Au grand jamais. Gallimard, 244 p., 20,50 €

C’est une écrivain (nous lui empruntons le masculin) à la formation classique, désormais bien identifiée dans le paysage littéraire français ; une traductrice trilingue, français-anglais-bosnien ; une femme au nom « imprononçable », dit-elle, même si nous pourrions lui objecter que ce ja-ku-ta (3) a-li-ka-va-zo-vic (6) a un rythme ternaire qui semblait prédestiné pour celle dont les parents ont fui la Yougoslavie de Tito pour s’installer au pays de l’alexandrin.

Son père ? Il était né au Monténégro, mais elle en a parlé dans Comme un ciel en nous. Sa mère ? Elle était née en 1947, dans « une ville à peine plus grosse qu’un village, en lisière d’une forêt, dans les Balkans », mais Jakuta Alikavazovic s’y était peu intéressée. Il a fallu qu’elle disparaisse pour que la fille la réinvente et la transforme en un personnage, un être doué d’une histoire. « Pour l’enfance, écrit-elle, la mère est sans avant. » Quel fut donc l’avant de la sienne, cette femme dont la vie s’arrêta comme s’arrête une horloge cassée ?

Le livre de Jakuta Alikavazovic n’est pas une enquête. Les données factuelles (dates et autres) y sont peu nombreuses. L’imagination et la réflexion y sont beaucoup plus, et brillamment, développées, et jusqu’au cœur de la phrase. Si vous y tenez, le livre pourrait être résumé par ce qui suit : Jakuta Alikavazovic cherche à savoir pourquoi sa mère, jeune poétesse enflammée de Belgrade à la fin des années 1960, abandonna la poésie quand elle arriva en France. Vous vous en doutez, cependant, le récit ne saurait être réduit à ces quelques mots. Le fait est qu’à chaque pas il semble se dérober, alors même qu’il progresse et que le mystère de cette femme qui s’effaça finira par être, sinon résolu, du moins absorbé et pris en charge par la fille écrivant. La transmission est en effet un thème qui court dans le livre.

 Jakuta Alikavazovic, Au grand jamais,
« Crépuscule », Mstislav Dobuzhinsky (1900) © CC0/WikiCommons

Comme tous les récits autobiographiques, Au grand jamais commence à la première personne, mais une première personne reniée : « Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée », avoue d’emblée Jakuta Alikavazovic. Il faut quelques secondes pour comprendre qui fut ainsi « trouvée » : la mère, dont le prénom n’apparaîtra jamais, pas plus que n’apparaîtra son visage. Entre alors un personnage secondaire, celui qui la trouva, Sacha. Et ne reste plus qu’un fauteuil vide, un creux dont la fille parvient à faire le tremplin d’une magistrale variation sur le thème « Une femme disparaît ».

Perspicace, Jakuta Alikavazovic a enregistré le message féministe de ses contemporaines et celui de l’extinction qui nous menace, mais elle est plus large que sa génération, plus libre et plus créative, élargissant aussitôt le champ vers la Grèce ancienne et la fortune du thème de l’enlèvement, vers l’art de mettre en branle un récit à partir d’un manque, et, tout simplement, tout humainement, vers l’envie de savoir qui était cette femme exilée qui sut si bien se cacher et cacher la blessure qui était la sienne.

Alors, bien sûr, il y a des souvenirs, des sourires, des touchers, des vêtements – ceux d’une mère qui aimait les beaux habits et le chic, la parure qui cache l’indigence et le déracinement, le manteau chipé au mari, qui devenait « primitif et triomphal » sur sa carrure féminine plus étroite. Il y a aussi le regard d’une adolescente gênée par cette mère étrangère, silencieuse, résignée à des petits boulots peu compatibles avec celui de poétesse, cette femme surprenante. À sa fille qui lui demande comment elle empoisonnerait un puits s’il le fallait, elle répond sans ambages : « je suppose que je jetterais un oiseau mort dedans ». L’image est forte, noire comme dans les contes, charbonneuse comme dans une performance de Josef Nadj, plasticien né en Voïvodine, dans l’ex-Yougoslavie, lui aussi.

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Des forêts des Balkans, de cette réserve de légendes inconnues de nous, viennent des visions qui nourrissent l’imaginaire et le regard si singulier de Jakuta Alikavazovic : elles sont sensibles dans l’étrange beauté de ses images, dans sa façon d’évoquer les morts, bien plus que les vivants, ou d’entendre la voix des premiers sous le silence des seconds – dont celui de sa mère qui lui disait : « Il y a un don dans notre famille ». Quel don ? ne cessera de se demander la fille.

Peut-être celui de voyante, ce que Jakuta Alikavazovic est un peu. Du moins regardeuse extrême. C’est ainsi qu’elle décrit les gants de sa mère, élégants mais élimés : « La couture entre le majeur et l’index droit (où elle tenait ses cigarettes) était décousue […] et décousue elle révélait sous le cuir le latex bleu d’un gant chirurgical ». Les mains, le latex bleu chirurgical, les coutures : ils reviennent dans le récit, de même que reviennent d’autres visions, d’autres objets agrandis, déréalisés, couverts-découverts d’un film onirique. Sous la surface, Jakuta Alikavazovic voit la couche dissimulée, la peau morte, le deuil enfoui.

Pour le comprendre, il faut lire les pages étonnantes qu’elle consacre à une comptine anglaise intitulée London Bridge is Falling Down. Derrière l’innocence des paroles évoquant l’impossible réparation d’un pont qui s’effondre, elle fait remonter le sacrifice d’enfants emmurés au pied du pont, dont les os ont été retrouvés récemment lors d’excavations. Puis, très naturellement, elle revient au pays de sa mère : bouleversements politiques et militaires, archives englouties, enfants morts, effacement du sens même du mot lignée. Dans les jeux, dit-elle, se cache une vérité bien plus sombre qu’eux. Qui sait, d’ailleurs, peut-être est-ce une chansonnette qui chassa sa mère de son village natal, divague-t-elle.

Aujourd’hui, la Yougoslavie n’est plus, rappelle-t-elle en évoquant sa « lucidité corrosive », mais les dictatures ont de beaux jours devant elles et on en trouve évidemment des empreintes dans cet Au grand jamais. Des ombres de poètes qui se cachaient pour écrire à Belgrade. Une île de Croatie où l’on envoyait communistes, anti-communistes, dissidents et prisonniers de droit commun. Une séquence d’exécution terrifiante, en 1944-1945, où le sang ne coule pas vers le bas, mais vers le haut, dont son grand-père maternel fut le seul rescapé, « parce que la vie veut vivre », écrit-elle. Et la mère, toujours, peut-être à la solde des services secrets yougoslaves. L’hypothèse justifierait son abandon de la poésie et sa réclusion, sa résignation à « vivre sans vivre ».

Jakuta Alikavazovic vit de ce silence, écrit en français, mais pense dans la langue des siens et l’entend derrière la nôtre. Régulièrement, elle se décrit se retirant d’une conversation et se faisant invisible, percevant « un volètement en moi », comme si elle obligeait le monde autour d’elle à refluer. L’oiseau mort n’a pas entièrement expiré, elle se dédouble et s’en va sur les traces de ce vers de sa mère : « Rendons son obscurité à la nuit ».


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.