La notion d’œuvre (opera au pluriel en latin), de tâche difficile parce que nouvelle, se trouve au cœur de la science-fiction. Peut-être parce que cette dernière est née avec la civilisation industrielle et sa tension vers l’avenir. L’œuvre peut consister en la création de vies artificielles (Suzanne Palmer, J. D. Kurtness), un opéra au sens propre chantant l’évolution de la vie (luvan), la préservation de cette même vie (Robert Jackson Bennett) ou un travail de compréhension : de l’univers (Greg Egan) ou des causes d’un accident (Gil Bartholeyns).
Lors d’un congrès sur une île corallienne poussée dans le Pacifique grâce aux biotechnologies volées par des anarchistes, trois physiciens doivent exposer leurs « Théories du Tout », théories susceptibles de décrire de manière cohérente et unifiée les quatre grandes forces (gravitation, électromagnétisme, interaction faible, interaction forte). Des « Sectes Ignorantes » s’y opposent, au motif qu’on ne saurait vivre sans une part de mystère. L’une d’elles juge que la formulation d’une Théorie du Tout exacte provoquera l’effondrement de l’univers, réduit à de pures mathématiques. Grâce à des armes bactériologiques, elle essaie donc d’assassiner les trois scientifiques. Cette intrigue improbable aurait pu virer au grand n’importe quoi, mais Greg Egan prouve une nouvelle fois quel immense écrivain il est en en faisant un roman majeur.
Réédité par Le Bélial’ dans une traduction révisée, L’énigme de l’univers a paru originellement en 1995, en français en 1997. Il est pourtant étonnant de constater à quel point ce roman semble parler d’aujourd’hui en questionnant hyper-capitalisme, information-spectacle, pandémie, remise en cause des vaccins, attaques virulentes contre la science et l’autogestion, obscurantisme et milliardaire blond dont la bouffonnerie cache une hybris survivaliste et morbide.
Cependant, ce ne sont là que cerises toxiques sur un gâteau de métaphysique et de brillante vulgarisation scientifique. Egan donne l’illusion au lecteur profane qu’il comprend des théories physiques pointues, et surtout il parvient à lui transmettre un vertige cosmologique, éthique et conceptuel. Tout en menant une histoire à l’action tendue et aux scènes choc, dont la première, rarement égalée. Grâce à une écriture dont l’efficacité brutaliste devient un style à la hauteur des thèmes du roman, à travers Andrew Worth (« valeur » en anglais), son journaliste augmenté obsessionnel, il fouille les abîmes de notre société comme ceux de l’univers. Par l’ampleur de sa vision, Greg Egan, comme Ursula K. Le Guin, Kim Stanley Robinson ou Ada Palmer, fait de la science-fiction de la grande littérature.
L’occupation du ciel de Gil Bartholeyns frappe avant tout par la qualité de son écriture, mais on y retrouve aussi, comme dans L’énigme de l’univers, la dissection du cynisme glacé des intérêts commerciaux. Membre de la première expédition sur Mars organisée par « l’Agence », Clay Sawyer en est le seul survivant. Un rescapé inespéré. Et gênant. Bien plus que sur l’accident lui-même, le roman se concentre sur les rapports de Clay avec son employeur. La communication autour de l’accident est cruciale : si l’astronaute accepte d’en donner la bonne version, les programmes de vol habité continueront. S’il dit la vérité, ils s’arrêteront.

Les belles pensées désabusées de Clay écrivent la désillusion de l’Occident prométhéen. On a souvent envie de recopier ces méditations, tant elles tombent pile. La justesse d’une écriture, l’intelligence ironique de la pensée, deviennent le moyen de résister à une société tordue. La partie d’échecs entre le protagoniste isolé et meurtri et l’institution se déroule dans une Los Angeles cernée par les mégafeux. De plus en plus, la fiction en général fait de la Californie une illustration de la civilisation occidentale, cul-de-sac de l’idéologie de la conquête, où l’hyperpuissance industrielle se mord la queue. Par exemple, Nina Leger avec Mémoires sauvées des eaux, comme Gil Bartholeyns, prenait cette voie d’une SF non héroïque. Si l’intrigue de L’occupation du ciel est assez traditionnelle, c’est que le roman s’intéresse avant tout à la préservation d’une individualité, d’une cohésion intérieure contre un système dont la nature est de l’annexer ou de la briser.
L’excellente collection « Quarante-Deux » nous fait découvrir en français l’œuvre de Suzanne Palmer. Les treize nouvelles de La vie secrète des robots s’attachent aux rapports des humains avec des formes de vie artificielles ou extraterrestres, dans une tension entre affection et oppression. La première nouvelle, « La vie secrète des bots », et la dernière, « Les bots de l’arche perdue », ont toutes deux été distinguées par un prix Hugo. Elles suivent le même personnage, un minuscule robot affecté à la maintenance d’un vaisseau spatial. Dans « La vie secrète des bots », son anticonformisme sauve l’humanité. Dans « Les bots de l’arche perdue », il préserve le vaisseau de ses congénères qui s’étaient mis à imiter l’humanité de la pire des manières. On retrouve parfois ailleurs le ton inventif et humoristique de ces deux nouvelles, mais la plupart des textes sont dominés par un registre élégiaque et mélancolique. Le très sombre « Vol de retour » montre comment l’oppression sociale d’une théocratie favorise la violence individuelle masculine contre les femmes.
D’autres histoires inspectent différentes facettes de l’exploitation des robots. « Dix poèmes pour les mossums, un pour l’homme » et « Peintre d’arbres » sont peut-être les deux plus belles nouvelles, illustrant la subtilité avec laquelle Suzanne Palmer sonde les émotions de ses personnages, humains et non-humains. Le premier texte montre ce que des formes de vie différentes, implicitement considérées comme inférieures, peuvent nous apporter affectivement, le second représente de manière poignante la destruction d’une culture et comment la culpabilité du colonisateur le pousse à en effacer les traces. Suzanne Palmer s’attache avec délicatesse aux perdants. Chez elle, l’espace est traversé de soldats malchanceux, d’ingénieurs suicidés, de pilotes brûlés, de bergers naufragés et d’extraterrestres compatissants. Les humains s’y révèlent aussi fragiles que les êtres qu’ils prétendent dominer, mais les relations entre les individus tissent une toile ténue qui fait du monde autre chose qu’un grand vide.
Suzanne Palmer décrit avec une grande finesse les ravages commis par l’être humain dans ses rapports à d’autres formes de vie, et J. D. Kurtness en fait autant dans son court roman La vallée de l’étrange. D’abord publié au Québec en 2023, il paraît en France en 2025. Le titre reprend l’expression « uncanny valley », qui désigne une « hypothèse forgée par le roboticien Masahiro Mori en 1970 selon laquelle plus un androïde ressemble à un être humain, plus ses défauts créent un sentiment de malaise et de répulsion ».
Le roman joue sur cette théorie, puisqu’il met en scène des « compagnons », créatures artificielles ressemblant dans une certaine mesure à des enfants, dont la fonction principale est de manifester de l’attachement à leur propriétaire. Mais son étrangeté va plus loin : J. D. Kurtness nous raconte une histoire sans porter de jugements, même implicites. En chapitres alternant les points de vue, sa SF procède comme le meilleur fantastique : la juxtaposition des faits installe peu à peu déstabilisation et incertitude jouissives. Doit-on condamner l’artiste-entrepreneuse et le programmeur inventif qui ont créé les compagnons en assumant qu’on les utilise comme jouets sexuels ? Ou les clients qui les acquièrent ? Ou les bons citoyens lançant des chasses violentes aux androïdes et à leurs maîtres ? Rien n’est simple dans La vallée de l’étrange. La cheffe d’entreprise y a autant de présence que l’androïde sentient. Les compagnons oscillent aux marges de l’humain et de la machine. Tous les personnages ont des qualités et des défauts. L’autrice reste impassible et l’équilibre instable dans lequel elle place son lecteur fait tout l’intérêt de ce roman aigu qui ne révèle tout son sens que dans une scène finale inoubliable.
Nout, de luvan, est en lui-même un livre étrange. Écrit en vers libres, il décrit une Terre future, « Terra Lapsa » (qu’on pourrait traduire par « Terre lancée dans l’espace »), bouleversée par des événements tels que l’arrivée d’une deuxième étoile dans le système solaire. En alternance avec ce récit, on lit les pensées prêtées à Francesca Caccini, compositrice réelle de l’époque baroque, en son temps la musicienne la mieux payée de Toscane, mais dont une seule œuvre a été conservée. Dans Nout, Francesca fait de ses visions du futur un opéra, « La profezia della caduta di Terra Lapsa verso il sole ». Le livret nous en est donné à la suite du récit. Nout, déesse égyptienne du ciel, est un des personnages.

L’écriture de luvan transforme de multiples cosmogonies et l’histoire de l’astronomie en matières poétiques. Sans privilégier une civilisation, elle orchestre un ballet de déesses et de dieux variés, en une danse macabre inversée célébrant la vie et la création. S’insèrent dans la ronde des figures d’astronomes et de physiciennes, Galilée, Fritz Zwicky et sa matière noire, Kepler et sa mère accusée de sorcellerie, Emmy Noether, Annie Jump Cannon, cataloguiste d’étoiles ou Lise Meitner découvrant dans des flocons de neige la fission atomique. luvan fait aussi entendre la musique des astres, entre supernovas et « marées joviennes ». Comme Laure Limongi dans L’invention de la mer, elle imagine des vies hybridées capables de s’adapter aux bouleversements. « Volantes », « hycéennes », « joviennes », « sessiles » sont les nouvelles habitantes de la Terre, descendant des humains mais bien éloignées d’eux, puisque les « sessiles » sont aussi issues des gorgones rouges, c’est-à-dire du corail. À l’instar de Louise Bentkowski dans Constellucination, luvan fait dialoguer par-delà les siècles une humaine et ses descendantes, façon de postuler un avenir. Nouant musique et espace, poésie et science, Nout est une des belles réussites de ces livres essayant de représenter un futur, qui, pour être envisageable, ne pourrait que différer fortement de notre monde, et qui, pour être complet, doit s’inventer aussi bien dans sa matérialité que dans ses mentalités et façons de raconter.
La novella de Robert Jackson Bennett À lire à ton réveil ne relève pas de la science-fiction mais du fantastique, ce qui n’est qu’une question de moyens pour introduire l’étrange. Si l’auteur est américain, son héros britannique fait baigner le récit tout entier dans un humour anglais délicieusement ironique et cynique. Ancien élève de Cambridge, historien sans poste, escroc en fuite, James a acheté une abbaye ruinée au fin fond de la Lorraine. Dans des lettres dont nous ne lisons pas les réponses, il raconte ses fouilles à son amant tuberculeux resté à Londres. Entre forêt glaciale, autochtones bourrus, apparitions mystérieuses, chasse sauvage et initiation progressive du protagoniste d’abord aveuglé, Robert Jackson Bennett joue à la perfection avec les canons du genre. Son dénouement est original – une fin surprenante étant aussi une condition de la réussite d’un récit fantastique – puisqu’il révèle, dans une bascule soudain grave, la force du dévouement et de l’amour.
Les textes réunis ici par le hasard des dates de publication envisagent tous la question de la création (de la recréation pour le dernier). Jamais facile, celle-ci implique un prix à payer. La prégnance de ce thème s’explique sans doute par le dilemme d’une civilisation fondée sur l’idée de nouveauté technique et matérielle, mais forcée de constater que ce principe la mène à sa perte. Une preuve de plus que la science-fiction parle essentiellement du monde actuel.