Contre la mort et l’amnésie

Clarence Angles Sabin, issue d’une famille d’agriculteurs de l’Aveyron, signe un premier roman fort : un roman d’apprentissage sans idéalisme, à la fois réaliste et allégorique, lucide sans être désabusé. Dans une langue délicate, la narratrice de Malu à contre-vent décrit une réalité brute, des éléments hostiles, une terre qui refuse de se laisser apprivoiser et reste foncièrement imprévisible.

Clarence Angles Sabin | Malu à contre-vent. Le Nouvel Attila, 192 p., 19 €

L’originalité de ce livre tient à ce qu’il s’agit, au fond, d’un roman sur la mort : Malu, jeune héroïne solitaire élevée dans un monde d’agriculteurs taiseux, tente « d’arrêter le temps », de fixer ce qui se dérobe, de garder des traces de vie et de mémoire dans un monde hostile et autodestructeur, voué à devenir un « ossuaire géant ». 

Malu (qui se prononce Malou) grandit au Bosquet, avec son père et sa grand-mère. Cette unité tri-générationnelle s’épaule dans le silence et la discrétion, en un équilibre ténu, mais voit son monde idyllique s’effondrer inexorablement. Alors même que Malu sort de l’enfance, la trame narrative suit l’imbrication consubstantielle, quotidienne, douloureuse et banale de la mort et de la vie. Le roman s’ouvre ainsi sur une héroïne dédiée à une mission qu’elle tient secrète : celle d’enterrer les agneaux qui ne résistent pas aux maladies et meurent un à un, peu de temps après leur naissance. Prise de pitié envers ces bêtes vulnérables qui ne connaissent de la vie que douleur et solitude, elle leur offre un lieu de repos et de mémoire. Mais ces enterrements sont autant de vaines tentatives d’écriture et d’inscription, des tentatives de marquer le terrain, marquer son territoire dans un environnement qui se dérobe et où ses stèles funéraires se déplacent au rythme du déluge : « Son cimetière était sous les eaux, complètement enseveli. Une cascade boueuse qui déferlait le long de la pente. Sous terre, tous les ossements devaient se mélanger. »

Si le roman de Clarence Angles Sabin refuse d’idéaliser la nature, il déploie la persévérance forcenée des agriculteurs, leur attachement presque sacrificiel à la terre malgré la rudesse de leur vie. Cette persévérance peut prendre la forme de l’oubli du corps le plus extrême. Ainsi, la grand-mère de Malu, atteinte de démence, disparaît et parcourt une vingtaine de kilomètres, se démenant à l’idée de quitter définitivement son monde : « Sa grand-mère ne reverrait peut-être jamais les cerisiers en fleur, les collines enneigées ou encore les rivières asséchées du Bosquet. Mais elle appartenait tout entière à ce lieu-dit. Son corps, ses pensées, ses souvenirs, tout était défini par le Bosquet. »

Le roman retranscrit un attachement enfantin aux mystères, aux rituels ésotériques. Ces rituels deviennent progressivement pour Malu une résistance au non-sens, à la défaite que représente la mort, à mesure qu’elle perçoit que son monde et son propre corps ne seront plus jamais les mêmes : « Depuis que sa grand-mère avait quitté le Bosquet, elle avait intensifié le rythme des enterrements clandestins. Elle ne le faisait plus vraiment pour offrir un repos aux agneaux après la mort. Elle le faisait pour elle, pour soigner ses propres plaies. Elle creusait sans autre ambition que celle d’adresser un message d’espoir. À la vie, elle voulait croire. »

Clarence Angles Sabin, Malu à contrevent
« Moutons », Franz Marc (1912) © CC0/WikiCommons

Dans une écriture sensorielle jusque dans ses implications les plus terribles, la narratrice raconte le lien de Malu à la terre, un lien indéfectible, de vie et de mort. Ce lien fondamental parcourt tout le roman et nous interroge sur les dynamiques d’identification ou, au contraire, de distance, avec la terre et les êtres qu’elle porte. La narratrice accorde une importance primordiale à la mémoire du corps, aux savoirs et aux intuitions tacites, faites de répétitions et de gestes de soin : « Quand on perd la tête, nos mains prennent le relais. Elles sont les chroniques de nos vies. Si notre cerveau oublie, elles se souviennent. Elles portent les cicatrices du passé et les plaies du présent. Elles tâtonnent mais finissent toujours par retrouver le fil du savoir et de la connaissance, si élimé soit-il. »

Malu s’identifie aux agneaux, à la terre même, aux corps qui y retournent trop vite. L’initiation romanesque de Malu renoue avec le motif mythique de la catabase, la descente dans le monde des morts – malade, elle rêve et hallucine la mort, la suffocation et la décomposition : « Elle connaissait ce goût fort et profond. Rêche. Sec, comme on en éprouve uniquement par de longues journées d’été, à la surface. La terre suffoquait de sa propre sécheresse. […] On lui grignotait la peau alors que son cœur battait encore. […] C’était donc ça mourir ? Assister au spectacle de sa propre décomposition sans pouvoir bouger ? ».

Les visages de la mort se superposent au long du roman comme autant d’échos d’une fin qui a d’horrible sa temporalité discontinue. La mort peut être dévastatrice, lente et silencieuse, au rythme des sécheresses insidieuses et caniculaires, ou préfigurée par la maladie et la perte des souvenirs. Elle peut être soudaine et fracassante, et venir des orages, des pluies torrentielles et des maladies qui déciment les troupeaux et les semences, un écosystème tout entier, mais aussi être infligée à contrecœur, par nécessité. 

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Malu est à l’orée de l’adolescence, et en saisit les changements comme les signes annonciateurs de la fin d’une vie à laquelle elle tente désespérément de se raccrocher. La vie, c’est le Bosquet. C’est pourquoi l’école reste pour elle un lieu incompréhensible, qui la soustrait à sa mission : maintenir coûte que coûte l’équilibre de vie du Bosquet. Traditionnellement, le roman de formation et d’initiation examine les contradictions et les difficultés de l’insertion sociale et du passage à l’âge adulte, mais le rapport de Malu au monde urbain, la ville et l’école, reste à la marge du roman. Pour Malu, l’école reste un monde autre : sans être exotisé, ce monde est mentionné comme un lieu fondamentalement stérile, aliénant, où l’on s’ennuie, trop lointain pour que Malu puisse s’en satisfaire. Paradoxalement, c’est plutôt l’omniprésence de la mort et du silence à la campagne qui repousse la mère citadine de Malu et explique son départ quelques années après la naissance de sa fille. Deux mondes fondamentalement incompatibles : comme le résume le père de Malu, « il n’y a pas vraiment d’histoire ».

La résolution du roman est, comme on peut s’y attendre, une explosion des repères, une perte et une séparation annoncée. Roman d’initiation ou roman du délitement, Malu à contre-vent contrevient aux attentes traditionnelles d’un récit sur le passage à l’âge adulte en poussant à l’extrême l’incertitude inhérente au changement : « Grandir était reconnaître que nos bases sont précaires et instables, assumer le coût de l’éphémère. »

Roman sur la finalité de la mort, il s’agit aussi d’un roman sur le milieu. Le milieu de l’action, l’action suspendue entre un début et une fin, suspendue dans un combat contre l’idée même d’une fin alors même que celle-ci semble inéluctable ; le milieu, constitué d’interruptions, d’attentes, de déplacements, de sursis. Mais aussi roman sur le milieu, l’environnement d’où l’on vient et où l’on reste. Les enterrements d’agneaux constituent le fil rouge du texte, une tâche sisyphéenne et monumentale. Ce motif ancre un questionnement sur la sortie de l’innocence et le sacrifice : que doit Malu au monde qui l’a portée et qui lui a tout appris ? Le roman dépeint en filigrane la culpabilité des humains envers la terre, la culpabilité de lui avoir peut-être trop pris, alors que le dérèglement climatique rythme les catastrophes qui transforment peu à peu le Bosquet en un lieu hostile.