Quel roman pense abstrait ?

La rentrée littéraire nous offre deux romans que tout réunit et en même temps que tout oppose. L’un et l’autre traitent de l’histoire du désarroi amoureux propre à l’individualisme moderne confronté à l’enjeu écologique de la préservation des océans, tout en présentant deux réalisations de l’écriture qui posent finalement la question de la dialectique entre abstraction et réalité au sein de la fiction.

Vincent Message | La Folie Océan. Seuil, 368 p., 22 €
Hélène Zimmer | Les Dernières Écritures. P.O.L, 208 p., 19 €

Proust ouvrait ainsi la préface de son Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence ». Alors que sortent en cette rentrée deux romans qui convergent quant à leurs thématiques, leur différence de qualité rend pleinement sensible la profondeur de cette observation de l’auteur de la Recherche.

Hélène Zimmer ouvre son roman sur le journal intime de l’un des personnages, qui offre le matériau de la première partie. Les entrées sont concises et immédiates, elles notent le désarroi de l’abandon après la rupture sans qu’il nous soit dit grand-chose de la relation qui s’achève. À l’inverse, le roman de Vincent Message, qui traite également du désarroi amoureux de son personnage féminin, retient l’attention par son ambition de saisir les contours de la vie, intérieure comme extérieure, dans son exhaustivité. Le long récit des états d’âme autant que de l’histoire du triangle amoureux qui occupe la première partie de La Folie Océan est ainsi dressé avec minutie page après page durant de longs chapitres.

Les deux récits offrent le même choix formel, tout à fait répandu, de l’alternance de focalisation entre différents personnages, mais là où Hélène Zimmer offre une unité d’action, celle du procès d’une enseignante, le roman de Vincent Message, qui au fond ne présente aussi qu’une intrigue, celle de la prétendue mort d’un de ses personnages, semble ne plus savoir où donner de la tête. C’est que La Folie Océan raconte une histoire complexe, pleine de rebondissements, où toute la deuxième moitié du récit se fait roman policier jusque dans ses éléments les plus prévisibles. Comprenons-nous bien, le problème en soi n’est pas d’être prévisible – combien de chefs-d’œuvre nous livrent dès leur première page le secret de leur fin ? – mais de ménager l’essentiel du travail d’écriture à construire une intrigue et des effets d’attente qui, finalement, ne font que tomber à plat. Au contraire, Les Dernières Écritures n’est pas dépourvu d’intrigue, loin de là, mais le roman se refuse à en faire son fait formel structurant. Cependant, c’est au-delà de leur intrigue que les trajectoires esthétiques de ces deux romans se séparent.

Vincent Message, La Folie Océan. Seuil, 368 pages, 22€ Hélène Zimmer, Les Dernières Écritures, P.O.L, 208 pages, 19€
« Paysage de bord de mer », Stuart Davis (1936) © CC0/WikiCommons

Dans un texte resté célèbre, le jeune Hegel se demandait : Qui pense abstrait ? Le roman de Vincent Message, parce qu’il est un roman « intelligent » au sens où Proust l’entendait, se condamne irrémédiablement à l’abstraction. Chaque personnage est l’incarnation d’un positionnement idéologico-politique, jusque dans ses contradictions. Aussi, le narrateur ne manque jamais, dès que l’un d’eux exprime une idée, de l’accompagner, que ce soit dans sa propre conscience, dans la bouche d’un autre personnage, voire depuis sa parole souveraine de narrateur, en apportant une nuance, un contrepoint. Tel personnage pense que les militants de Sea Sheperd luttent pour les animaux au détriment des humains, mais attention, il comprend tout de même leur position. Tel autre sort avec une femme bien plus jeune que lui, mais a bien conscience de tout ce que cette relation peut avoir de problématique. Tel autre enfin livre l’argumentaire des lobbys de l’agro-business, mais le narrateur prend bien soin de s’en distancier.

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Du côté d’Hélène Zimmer, le dispositif est inverse, partant de l’abstrait pour arriver au concret. Point ici d’intrigue vraisemblable ou complexe, un schéma simple introduit la problématique océanique : la narratrice, enseignante de français au collège, au bord du burn-out, choisit de faire étudier, plutôt qu’Ovide, Montaigne ou Rousseau, à l’ensemble de ses classes, « Le Bilan », forme abstraite du rapport du GIEC et étrangement, ce revirement réinstaure en elle une forme de vitalité. Que l’on juge ainsi l’écrivaine capable d’écrire une telle phrase : « Tout ce plastique qui colore la terre, ce ciel sous serre, ces gens qui se cachetonnent pour retrouver le sommeil et le sourire qui va avec, tout cela qui s’appelle la vie m’égaie fort. » Cependant, ce premier moment du roman tourne court et le retour de la troisième personne marque celui de la réalité. D’abord aux prises avec sa hiérarchie qui ne voit pas d’un très bon œil son interprétation très libre des programmes, l’enseignante, au prénom évocateur de Cassandre, se retrouve face à un procès lorsque l’un de ses élèves fait une tentative de suicide. Le récit de ce procès se décompose ensuite dans l’alternance de différents points de vue, et en premier lieu des deux avocats et de l’un des scientifiques auteur du fameux Bilan, tous les personnages ayant pour point commun de se trouver au cœur d’un naufrage amoureux. En cela, Hélène Zimmer révèle un vrai talent de précision dans la description du sentiment, et surtout du ressentiment propre à toute rupture amoureuse.

De même, c’est le thème amoureux qui offre au moins réussi roman de Vincent Message ses plus belles pages, ou en tout cas les plus touchantes, précisément lorsque ses personnages, cessant de « penser », sont abordés dans le concret de leurs affects et prennent davantage chair à mesure que leur narrateur renonce à nous livrer chaque cause de chacune de leurs pensées. Comme le disait Hegel : « Au beau monde n’est rien autant insupportable que des explications. Sitôt que quelqu’un commence à en donner, c’est pour moi-même assez éprouvant car, en cas de besoin, je comprends tout moi-même ».