Poétique de la force

Comme La semaine perpétuelle, son premier roman (2021), et comme Le livre du large et du long, qualifié « d’épopée versifiée » (2023), Les forces, deuxième roman de Laura Vazquez, porte le souffle et l’ambition narrative d’un livre-monde. Ce récit à la première personne est une grande mise en scène de dialogues et de situations, émaillée de poèmes, de citations, d’interrogations métaphysiques, mais aussi d’humour et de véhémence philosophique. Le livre relate le parcours initiatique d’une jeune femme qui cherche à écrire mais surtout à vivre. En même temps qu’elle interroge la possibilité d’une vie poétique aujourd’hui, Laura Vazquez engage une critique puissante sur la forme que prend l’existence en commun, « à propos de l’humanité telle que nous la vivons ».

Laura Vazquez | Les forces. Éditions du sous-sol, 304 p., 22,50 €

« Tout ce dont nous avons l’habitude nous semble normal, la forme de nos bouches, nos mains, les voix, les mots et les coutumes relatives à un lieu, un groupe, et les constructions massives, comme l’État, ou la vision que nous avons de l’espace et du temps, et le vendredi, et le samedi soir, je me préparais à sortir, j’allais au bar, mais quelque chose en moi riait. » Comme dans toute trajectoire romanesque propre au roman d’apprentissage, le récit de Laura Vazquez relate la force d’un désaccord mais surtout l’expérience d’une endurance. La narratrice, loin de se détourner de la difficulté du monde et de ses épreuves, s’y jette à corps perdu pour approfondir ce qu’elle nomme une recherche existentielle, éthique, de vérité. Le livre met en scène la force du conditionnement social, cet « esprit d’alignement » dont l’héroïne cherche à s’extirper. Un principe vital est donc à l’œuvre, une perplexité, mais surtout une force de questionnement qui fait aller, venir, marcher en tous sens la narratrice, mouvement dont le récit tire sa dynamique principale.

Comme réponse possible à cette recherche de sens effrénée, le texte sonde la force d’un mystère en particulier : celui de la narration. « Les personnes qui écrivent cherchent toutes la même histoire, la même force, la même phrase ». Comme dans son recueil poétique Le livre du large et du long, on retrouve dans ce roman la place centrale qu’occupe le mythe, cette « force de mystère d’un récit », qui sert en quelque sorte de support à l’existence. Le mythe déplie la réalité du monde sans l’expliquer, il régénère la vie vécue. Une histoire se donne, se transmet, jusqu’à rivaliser avec les constructions sociales les plus ancrées. Laura Vazquez invente une forme romanesque qui accueille précisément cette recherche quasi métaphysique de vérité par le récit et les phrases. Dans sa trajectoire, il faut à la narratrice en passer par des récits successifs pour parvenir à se forger sa propre vérité. L’auteure met en avant dans son livre cette force de mystère de la narration comme une possibilité de remédier au réel d’une certaine violence sociale.

Elle emprunte au roman de formation sa trame, ses étapes, l’analyse introspective d’une énonciatrice sur elle-même, l’effort pour chercher à verbaliser ce qui échappe le plus souvent à la vie vécue. Mais il s’agit moins du récit d’un apprentissage qu’une épreuve de distanciation d’avec le monde, un désapprentissage par paliers que permettent les rencontres successives et les différents discours de vérité qui ponctuent le livre.

L’un des grands plaisirs qu’il y a à lire Les forces est de s’engager dans cette expérience du voyage initiatique à la fois concret, réel, et en même temps à forte valeur symbolique et métaphorique, en offrant de nouvelles images, souvent puissantes, pour dire le monde actuel, la situation politique mais aussi sociale. Laura Vazquez réinvente la trame du voyage initiatique, dont les traits procurent au lecteur un certain plaisir de reconnaissance. Mêlant différentes sources littéraires et philosophiques, elle parvient à recréer un nouvel imaginaire. On retrouve dans le livre le parcours d’une initiation très classique mais transposé dans le monde contemporain : un bar, un immeuble, une montagne. L’auteure réintroduit des épisodes du voyage d’Ulysse, comme le séjour aux Enfers, et l’on pense aussi beaucoup à la trajectoire spirituelle et poétique de Dante dans La Divine Comédie.

Claudie rencontrée dans un bar, « une vieille lesbienne des temps jadis », fait par exemple figure de pythie et de conseillère. Elle accompagne la narratrice dans l’écriture de poèmes, lui cite des phrases de La pesanteur et la grâce de Simone Weil, des Ennéades de Plotin, le journal du mathématicien Alexandre Grothendieck. La rencontre d’un assistant social est sans nul doute un des passages les plus expressifs et les plus véhéments du livre dans la critique du monde social. Tout le roman offre des images symboliques de situations humaines actuelles, faisant voir des réalités reconnaissables, comme cette image, dans le « grand squat grinçant et terne », d’individus errants poussant des billes à n’en plus finir : « J’avais du calme en moi. Et les autres personnes présentes dans la pièce ne me regardaient pas, car elles étaient concentrées sur leur propre bille centrale et capitale. Et elles visaient, tandis que je visais. Et nous visions, les unes près des autres, immergées dans la contemplation d’une sphère parfaite, en pleine dissolution de nous-mêmes, de nos affects, de toutes nos personnes. »

Un des traits originaux du livre est d’user du motif de la force comme d’un principe d’antagonisme romanesque. Laura Vazquez construit le nœud et le moteur de son intrigue autour de ce rapport de force entre corps individuel et corps social. L’auteure s’inspire d’une vision matérialiste du monde, héritée du De natura rerum de Lucrèce, déjà présent dans Le livre du large et du long. Cette vision matérialiste lui permet de mettre en scène les effets et les mécanismes de force, en tant que principes physiques d’énergie et de mouvement, mais aussi d’interroger d’un point de vue moral la force du conditionnement social, et la possibilité de la liberté individuelle. La fatalité n’est plus liée aux dieux comme dans le monde antique, mais ici, dans le roman, au capitalisme, à cette force de soumission intérieure des individus face aux normes, aux automatismes sociaux, langagiers.

Le roman de Laura Vazquez détient une force de contestation et de persuasion qui produit une grande justesse pour dire le monde dans sa totalité, c’est-à-dire dans ce qui fait système. On peut y lire des phrases qui sonnent comme des aphorismes cherchant à rompre le sort de l’inertie habituelle :

 « Le consensus social anonyme dicte ce qui est adéquat »

« L’idolâtrie protège de l’effort. La norme est douée d’un but. »

« Le but de l’éducation est de rendre ordinaire »

« Dans un état qui mêle la surstimulation et l’abattement, l’attention est détruite. »

« La légèreté dévore le sommeil »

L’humour aussi est éloquent. De nombreux passages prêtent à sourire, comme la mise en scène de sectes rivalisant par tous les moyens pour s’imposer comme les seules détentrices du bien-être individuel et social : « Voici le dépliant des Sectes Diverses Unies Dans un Immeuble. Vous venez de tester la mienne, mais il en existe d’autres. Sachez que nous sommes les vrais rebelles dans cette société. Regardez. Et il feuilleta la brochure qui présentait des visages souriants et des personnes dans différentes postures, assises sur une chaise, ou bien au bord de la mer, en haut d’une montagne, dans un bureau, riant, une tasse à la main et le visage vers le ciel. »

Le roman de Laura Vazquez joue des ruptures de ton, de style, son livre devient un réservoir des forces que sont les phrases, les discours, les récits. Il accueille une seule voix, celle de la narratrice, tout en la mêlant à celles d’auteurs qu’elle convoque au fil de la narration ou cite dans ses marges. Cette diversité, cette richesse littéraire et philosophique intervient à la façon du chœur antique, ponctuant les étapes du récit. Les citations, à la fois en intertextualité et en dédicace, font, dans leur altérité, pleinement partie du texte, sans distinction aucune avec le cours de la narration, et régénèrent d’une certaine façon le sens des situations vécues par la narratrice, comme venant à la rescousse pour cerner le réel de ses épreuves et étapes.

Mais c’est surtout l’effroi mêlé à l’humour qui fait la densité libre de ce roman. À l’image du rire glaçant de la pythie Claudie, le comique cause de l’effroi, et en même temps fait pleinement office de réveil. Il met l’évidence sous les yeux du lecteur : « Les œuvres vraies vivent sans but. Quand on force une forme à intégrer un discours, on demande au texte de mourir. Et tout est mort. Elle se gifla trois fois. Elle enfonça ses ongles dans ses yeux. Elle crispa toute sa figure. Et son corps explosa de rire. C’était un rire de moquerie qui traversait les temps. Il roulait sur les crânes humains qui se trompent et qui mentent. Le rire s’étalait sur les siècles. La vie est déjà là ! Il suffisait de la trouver. La vie s’impose avec sa forme et sa structure propre. »