L’Ouest, c’était l’océan. Ça ne l’est plus. On ne dira pas pour autant qu’on a immigré. À Lausanne, on s’arrête au milieu du pont, on regarde la tour Bel-Air, une petite tour qui a quelque-chose d’arrondi aux angles. Elle peut rappeler l’impression d’arrière nouveau monde qu’on a éprouvée en visitant un gratte-ciel historique de Chicago. On n’est pas au-dessus d’un fleuve, on domine le quartier commerçant du Flon. On vient d’un autre pays, on vient de L’Autre pays, puisque c’est le nôtre. On vient du pays à l’ouest, il faut le préciser car il y a aussi, à l’est, au sud, au nord, d’autres pays. On ne dit pas avoir immigré en Suisse, on dit être parti en Suisse. On a fait ce voyage, vers l’est, mais on reste à l’ouest, au centre d’un vieux Ouest, dans un centre qui ne s’est jamais considéré comme tel et qui donc ne l’est pas. On travaille ici.
Plus que jamais on est à l’ouest, parce qu’ici les gens parlent notre langue et que l’on parle la leur, alors que ce n’est pas tout à fait la même langue. Ce n’est pas seulement une question d’accent. La différence est insaisissable et l’on n’essaiera pas de s’en saisir, parce que le jeu des petites différences est déplaisant. On cherchait sans doute le centre-ville, finalement on suit les routes qui tournoient comme des pistes de ski. On passe la frontière de la gare, on descend la pente. Les piétons sont rares. On remarque l’ombre des stores uniformes sur les résidences jaunes. C’est long, et le plus long, peut-être parce qu’on a en tête la ligne nette qui sépare le bleu d’une autre couleur, sur les cartes, c’est d’arriver au bord du lac, comme si une nouvelle distance venait toujours s’ajouter, avant l’eau. On y est enfin. On aperçoit, sur la droite, un château qu’on n’a jamais envie de regarder, parce qu’on pense que c’est un faux château ou bien parce que les châteaux sur l’eau nous semblent une dérision, et c’est aussi ce qui nous gêne parfois ici, que la supériorité des éléments sur les échafaudages humains se rende si manifeste.
On regarde le pays de l’autre rive. Il est à l’ombre, alors qu’ici on a le soleil.

On pense qu’il n’y a pas de mots pour les lacs. Mary Shelley elle-même a besoin d’une comparaison, elle écrit que le bruit des lacs suisses, si on le compare au bruit de l’océan, n’est que le bruit d’un enfant qui joue. Pourtant ce n’est pas l’absence de la mer, ici, qui frappe, puisqu’on a oublié l’océan. On a le poids des montagnes sur la tête, avec un gout glacé dans la bouche. On se rend compte que la ville en face, sur l’autre rive, est française. C’est donc qu’on se trompe depuis le début, on n’était pas à l’est, on est au nord de la France.
On décide d’aller à l’ouest. On prend le métro, on change de métro, on ne sait par où l’on passe et le lac a disparu. On n’a vu ni coteaux ni vignes. On arrive au terminus, dans une ville dont le nom se prononce comme celui d’un écrivain classique oublié. On aurait pu aller à Ecublens, et ce n’est pas pour ne pas penser à un cul blanc qu’on a choisi Renens, c’est parce qu’on s’y est fait un ami. Il est né à Lausanne, lui. On ne sait pas comment il a pris ses habitudes ici, dans un bar tenu par une Roumaine, entre des gens dont on ne dira pas qu’ils sont partis en Suisse, ce sont des immigrés. Cette fois ce qui nous gêne, c’est de se sentir bien, dans ce bar, comme si on était partout chez soi. La serveuse apporte les boissons avec un air amusé. Elle pense peut-être que son client a rencontré quelqu’un. Or ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Est-ce que l’amitié qu’on a pour lui est partagée, quelle en est la part de solitude forcée ? Vous avez une affinité, une affinité qu’on n’aurait pas eue dans un pays étranger, pas non plus chez soi. Il ne représente pas ce pays parce que rien ne représente un pays. Sa mère est française, elle est née à Dole. On pense à sa mère quand on revient, parfois, et que le TGV s’arrête dans la ville de Dole. L’est de la France, désormais, c’est un arrêt, c’est Dole. C’est une mère, avant ce n’était rien. On ne prend pas d’alcool alors qu’on a l’habitude d’en prendre, on parle, on a besoin de parler. On se sent bien aussi parce qu’on se dit qu’on finira par rentrer. On rentrera dans son pays. On aura pu, au moins une fois dans sa vie, changer de situation. On ne saura rien raconter de ce voyage, quand bien même on y aurait gagné ou perdu ce que l’on a de plus cher. On aura un peu plus d’argent dans les poches. Peut-être, comme les gens d’ici, qu’on va finalement rester ? On a le choix. On ne se souviendra pas de ce que l’on espérait à ce moment précis.
Dernier ouvrage paru : Vachette, P.O.L, 2025.