C’est un très bel ouvrage, bien davantage qu’un catalogue, qui a été édité pour accompagner l’exposition Exotic ? au palais de Rumine de Lausanne. Par un astucieux montage, la luxueuse couverture d’Une Suisse exotique ? combine une vision de l’exotique lointain par un Zurichois voyageur – une gouache et aquarelle représentant l’île de Nuku Hiva par Johann Kaspar Horner en 1804 – avec une représentation exotisante de la Suisse traditionnelle – une « vue de Suisse » panoramique de la manufacture de papiers peints Züber, fin du XVIIIe siècle. Cette perspective croisée est au cœur du propos, composé d’une quinzaine d’articles de fond, pluridisciplinaires, rédigés par des auteurs réputés, ainsi que d’un ensemble de notices accompagnant les photographies des objets et images de l’exposition, ce qui donne un volume très richement illustré.
Noémie Étienne, Claire Brizon, Chonja Lee et Étienne Wismer (dir.), Une Suisse exotique ? Regarder l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières. Diaphanes, 376 p., 40 €
Classiquement, la Suisse du siècle des Lumières est plus souvent associée à Jean-Jacques Rousseau qu’à Antoine-Louis Henri Polier, Lausannois engagé dans la Compagnie britannique des Indes orientales, colonel ayant épousé plusieurs Indiennes et rapporté en Europe objets et manuscrits, ou qu’à Charles-Daniel de Meuron, général en Inde lui aussi, dont les collections sont au cœur du musée d’ethnographie de Neuchâtel. Ces acteurs, et de nombreux autres, que nous découvrons grâce à cet ouvrage, attestent par leurs parcours que, si la Suisse n’eut pas d’empire, ses élites participèrent activement à l’impérialisme, à la colonisation et surtout au commerce que celle-ci engendra.
Bernhard C. Schär met les choses au point : malgré le discours officiel des représentants fédéraux, comme Doris Leuthard, présidente de la Confédération en visite au Bénin en 2017 où elle affirma que la Suisse n’avait « participé ni à l’esclavage ni à la colonisation », des Suisses ont plus ou moins directement pris part à la déportation d’esclaves africains et au commerce généré par les conquêtes coloniales et l’exploitation de main-d’œuvre esclavagisée. Cette histoire n’est pas niée par tous : en 2020, la statue neuchâteloise de David de Pury, négociant accusé d’avoir bâti sa fortune sur le dos des esclaves noirs, fut prise dans le mouvement iconoclaste mondial provoqué par l’assassinat de George Floyd à Minneapolis.
C’est donc ignorer délibérément les travaux des historiens que de se représenter la Suisse comme une « nation fondamentalement innocente, humanitaire et pacifique ». Ce livre, qui n’a pas pour seul objet de mettre en cause ce discours fallacieux, rend compte par l’objet, l’image et les biographies d’une forte intégration du pays à la mondialisation du XVIIIe siècle, essentiellement nourrie d’échanges entre colonisateurs et colonisés, maîtres et esclaves, Occidentaux et Autres – considérés ou non comme civilisés. Par la présence matérielle de l’exotique dans l’univers quotidien, les Suisses ne pouvaient ignorer que la richesse accumulée grâce au commerce international provenait en partie de la traite des humains et d’un système de production rendu possible par l’esclavage.
Noémie Étienne explique d’abord que l’exotique est le « produit de regards et de gestes », appréhendables par des dispositifs de représentation matérialisés par des objets ou des images. L’exotisation est un processus toujours dynamique, fait de traductions et de renversements multiples, particulièrement bouillonnant durant ce siècle où les Suisses voyageurs, militaires, marchands ou scientifiques, participèrent par leurs achats, leurs collections ou leurs dessins à la construction de l’imaginaire du lointain. Patricia Purtschert, quant à elle, propose une histoire alternative des Lumières d’un point de vue féministe et postcolonial, car le XVIIIe siècle est le moment où la pensée de la différence a pris une tournure nouvelle. Plusieurs modalités d’altérisation ont émergé – de genre, de race, de culture – et l’exotisme en a été nourri tout en contribuant à construire les distinctions, en Suisse même.
Après cette solide mise en place problématique, la première partie, « Matérialité en réseau », s’intéresse à la circulation des objets et des images – à la fois signes de prééminence sociale et traces de la présence helvète dans le monde colonial de l’époque – qui installe la présence de l’Ailleurs en Suisse. Cette circulation fut assurée par des individus emblématiques de l’enchevêtrement des échanges, s’inscrivant dans des relations culturelles et commerciales, tout en générant un ensemble de mutations de la consommation, des goûts et de l’esthétique quotidienne.
La deuxième partie, « Savoirs exotisants » analyse la façon dont les Suisses des Lumières ont construit leur savoir sur le monde extérieur, comment ils ont même participé à la production de connaissances dans d’autres pays, sur d’autres continents – par exemple le Genevois Pierre-Eugène Du Simitière inventant un musée américain que Dominique Poulot sort de l’oubli – et comment ces savoirs ont été transmis et diffusés en Suisse par des récits, des cabinets de curiosités ou des « chambres des arts » – voir l’article de Claudia Rütsche sur la Kunstkammer de la Wasserkirche de Zurich. La troisième partie, « Made in Switzerland », retourne le miroir pour mettre en valeur l’exotisme de la Suisse, sous la forme par exemple de peintures sous verre exécutées en Chine autour de 1800, représentant des Suisses et Suissesses en costumes folkloriques. Le pays est alors perçu comme une sorte de paradis bucolique et démocratique au cœur d’une Europe très hiérarchisée et centralisée, et les Alpes rurales avec leurs paysans montagnards sont fantasmées comme un Ailleurs proche : une sorte de mise en abîme du processus d’exotisation comme générateur de distinction sociale, façon pour les membres de l’élite de folkloriser l’étranger chez soi pour mieux se représenter en Hommes éclairés.
La collection, la circulation et la mise en scène de meubles, de gravures, de tissus, de vêtements, de monnaies, d’animaux naturalisés ou même de vestiges archéologiques – l’antique étant une forme de l’exotique, comme le montrent Lionel Pernet et Julia Geneschi – renvoient à la réalité de la présence au monde de la Suisse des Lumières. Entre toutes ces choses, les figurines en porcelaine sont à la fois les plus étonnantes de réalisme et les plus évocatrices d’une histoire collective aujourd’hui en partie escamotée. Ainsi cet objet nommé Menschenhandel (« trafic d’humains »), moulage de porcelaine peinte réalisé vers 1775 par la manufacture de Kilchberg-Schooren : il représente un Européen achetant à un marchand visiblement oriental, vu son costume, un individu noir dont les chaînes traduisent la condition d’esclave. Helen Bieri Thomson s’interroge sur le message qu’était susceptible de transmettre une telle figurine, renvoyant à une autre époque si l’on s’en tient à l’habit à la mode espagnole du XVIIe siècle porté par l’Européen : « S’agissait-il de gommer le caractère potentiellement polémique du sujet et de le rendre acceptable dans un intérieur cossu du patriarcat [suisse] ? » Toujours est-il qu’une telle iconographie était diffusée à la fin du XVIIIe par les porcelainiers suisses et que la traite humaine s’en trouvait ainsi esthétisée dans les foyers aisés.
L’épilogue, rédigé par Alban Bensa qui, après en avoir signé la « fin » (La fin de l’exotisme, Anacharsis, 2006), s’intéresse ici aux « ruses de l’exotisme », souligne que son chatoiement « n’est que la forme enchantée des rapports de force entre les marchands importateurs d’objets lointains et les populations locales qui, bon gré mal gré, leur fournissent ces artefacts ». L’exotisme n’est pas seulement une représentation un peu idéalisée ou totalement artificielle de l’Ailleurs et de l’Autre, c’est aussi le cadre cognitif d’échanges et de profits matériels concrets sur fond de relations politiques, asymétriques en l’occurrence. La construction de l’altérité passe par une matérialité, une esthétique et des récits que les objets réinventés, traduits, reconfigurés, « dont la provenance et l’identité sont perpétuellement renégociées », continuent de cristalliser au cœur de l’intime comme dans la vie sociale. Le cas suisse ici brillamment décortiqué permet de restituer les dimensions complexes du rapport à l’autre en décalant heuristiquement le regard, c’est-à-dire en sortant de l’« helvético-centrisme », forme locale d’européocentrisme.