Plonger avec Paol Keineg

Poète, dramaturge, traducteur, fondateur de la revue Bretagnes, Paol Keineg (né en 1944) est un des auteurs français les plus singuliers, un des rares qui ont réussi à faire entendre une parole politique sans que jamais celle-ci désigne une vérité ou se charge d’accents. Attaché par sa langue, ses paysages, ses paysans et ses ouvriers mais aussi ses animaux, à la Bretagne, Keineg a réussi à bâtir une œuvre qui concerne ceux dont l’intérêt va à la façon dont les vies tiennent debout et lèvent le regard.

Paol Keineg | Le poème du pays qui a faim. Traces, 32 p. (1967)

Paol Keineg a publié son premier livre, Le poème du pays qui a faim, en 1967. Je l’ai lu bien plus tard et ce fut pour moi une révélation. Cet appel à briser nos chaînes pour mordre à la vie et à la liberté me parlait. Je découvrais une voix forte, un lyrisme porté par une respiration haletante, une énergie peu présente dans la poésie de langue française de l’époque. Il fallait aller voir du côté de chez Césaire pour repérer une telle vigueur, une telle envie d’en découdre, une telle impatience, un tel chant, proche de l’oralité, servi par une écriture vive et fougueuse.

« un à un / lourds de toutes les mottes de notre sol / nous limons chaînes et barreaux / qui lient notre peuple à sa terre battue et à ses toits de chaume / et vissent en nos oreilles les mots de la peur »

L’effervescence née autour de ce recueil, bientôt réédité (par Pierre-Jean Oswald) et suivi d’autres titres, dont, en 1974, Le printemps des Bonnets rouges, pièce de théâtre mise en scène par Jean-Marie Serreau, l’incita à redoubler de vigilance. Il y avait risque de méprise en vue. Pas question d’occuper la place que beaucoup, dans une Bretagne en pleine renaissance culturelle, auraient aimé lui assigner : « je ne voulais pas devenir un poète national, un poète officiel, rôle que j’avais commencé à jouer dans un malaise grandissant » (Il n’y a pas de terre promise, texte publié par Fabien Ribery sur son blog l’intervalle en novembre 2016).

L’urgence lui dictait de s’éloigner, ce qu’il fit, de ciseler son poème, scandé par une langue qui claque, en y insufflant la même tonicité mais déclinée de façon plus concrète, plus compacte. Poésie hautement percutante. Qu’il poursuit sans relâche. Et qui m’accompagne, me saisit et me laisse admiratif tant il sait se renouveler. Lui qui affirmait que « les poètes naissent de l’érosion des hommes », continue de bâtir, en toute discrétion, livre après livre, une œuvre poétique considérable.       

« ô vous / que la poésie exalte / comme vous avez raison / de me tourner le dos », dit-il. Jacques Josse

Paol Keineg | Chroniques et croquis des villages verrouillés. P. J. Oswald, 120 p., 10 € (1971)

Au début de sa carrière dans la vie, l’attachement de Paol Keineg à la Bretagne le fit militer à l’UDB (Union démocratique bretonne) et, le temps de quelques livres, « passer au breton », double engagement dont témoignent, entre autres, ses Barzhonegoù-trakt (poèmes-tracts) : « Lambigan a reomp alkool ur yezh forbannet… » (« Nous distillons l’alcool d’une langue bannie »). Depuis cette époque, beaucoup d’eau a coulé dans la rivière de Châteaulin. Pour subsister, Paol Keineg a dû s’exiler aux États-Unis ; il y a longtemps enseigné dans une université ; mais le sang parle : il n’est rentré en France, à l’orée de l’âge, que pour retrouver la Bretagne profonde – ce retour tardif à la terre d’origine, sinon de corps, au moins en sentiment et en imagination, est un geste commun à beaucoup d’écrivains.

Ce qu’il y a de singulier et d’attachant chez Paol Keineg, c’est qu’il n’a jamais renoncé à donner à son œuvre une dimension critique, qu’on pourrait aussi dire civique (et même politique, si le mot n’était pas si déprécié), c’est-à-dire embrassant le monde dans la diversité de ses manifestations, matérielles et idéologiques. S’il donne une forme intelligible à la réalité, s’il en inscrit les causes et les effets, c’est sans cesser d’être poète, sans sacrifier l’exigence littéraire à la pensée, par la grâce d’une écriture d’une grande force expressive. Aujourd’hui, en ces temps d’abandon aux excès du capitalisme, peut-être s’éprouve-t-il un peu anachronique – ce qui le sépare de sa jeunesse, ce n’est pas un demi-siècle mais une ère. En 1971, en préface aux Chroniques et croquis des villages verrouillés, publié dans une collection au titre éloquent (« L’aube dissout les monstres »), ouvrage qui recueille aussi les Poèmes-Tracts, Yves Rouquette écrivait : « Keineg n’est plus récupérable ». Il ne l’est pas d’avantage aujourd’hui, ce qui nous le rend d’autant plus nécessaire.

Ces Chroniques sont tout à la fois un chant d’amour à la Bretagne (« pays de grand gel et de vent, / déchiré d’une bourrasque de lumière »), une déploration et un combat. Ces paysages minés par l’agriculture intensive, ces campagnes qui se dépeuplent, ces hommes en proie à la misère (le premier recueil de Keineg est titré Le poème du pays qui a faim), cette langue séculaire qui s’efface, voilà le terreau qui l’a engendré. La place m’est comptée. Pour rendre sensible le ton et le style du recueil, j’en citerai le poème d’ouverture :

Ces vallées huilées parcourues de longs fleuves de trèfle et de colza que remontent tracteurs et chevaux.

Ces hameaux au regard sec et vides qu’étourdit le chant d’un merle dans les vergers.

Ces hommes fermés, désespérés, écorchés par le silence d’un énorme naufrage.

Ce jeune homme à la voix sûre, à l’œil précis, à la pensée nette, c’est déjà le Keineg d’aujourd’hui. Depuis, il a édifié en solitaire, à l’écart des emballements littéraires, une œuvre vaste et diverse, qui fait de lui l’un de nos grands poètes vivants [1]. Gérard Cartier

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 LIEUX  COMMUNS suivi de Dahut poèmes - Gallimard, -  88p – 9* euros - 1974 Paol Keineg
« La famille ordinaire », Fedorenko © D.R.
Paol Keineg | Lieux communs, suivi de Dahut. Gallimard, 88 p., 9 € (1974)

Ce livre s’inscrit dans une période de lutte et d’engagement politique et poétique intense. Toutefois, aujourd’hui encore nous lisons ces poèmes parce qu’ils nous permettent d’interroger le regard qu’on peut poser sur le monde actuel avec une vérité, une acuité, peu communes.

Dans Lieux communs, Keineg constate les changements qui mènent à la disparition d’un « pays », le sien, c’est-à-dire le nôtre : une enfance, une nature dont on était proche, un monde dont on savait nommer les plantes, les animaux, les lieux. Keineg enregistre cet effacement, il prend acte de cette violence qui s’opère insidieusement. « Hémorragie du paysage », digestion : « le vent [est] gastrique », les « terres ouatées de salive », le poète compare ce processus d’assimilation à la rumination de la vache.

Il « récapitule », il garde mémoire de ces lieux ordinaires, quelconques même, mais universels grâce à la façon dont ses images nous font partager son rapport intime et concret aux choses. « On a éclairci le bois de pins » : clin d’œil à Ponge. Il faut saisir par le langage l’essence du rapport qu’on a aux choses, mais autrement. Éclaircir le bois de pins permet d’y faire entrer l’air nécessaire pour que le bruissement des arbres devienne visible. Pour que brille jusqu’à nous ce qu’il faut bien appeler une beauté vivante : ainsi voit-on « les grandes herbes du feu », « la toile cirée d’un massif de houx », « les petits chevaux mongols du courant / [du] ruisseau nerveux » qui, au bout de son trajet, « se combine parfaitement avec le fleuve juché sur les coussins d’une marée d’équinoxe ».

Le monde disparu presque s’ouvre encore à une nouvelle existence. L’écriture apparaît comme une issue. Mais pas une fuite. Keineg prend le parti d’être toujours rebelle, réfractaire à toute forme d’ordre mortifère. Dahut en est l’incarnation évidente. Tout au long du poème, Dahut s’insurge, assène ses vérités, ses anathèmes, conteste, s’indigne. Elle attaquera « les portes à coups de hache » pour que la mer envahisse la cité, elle préfère la mort à la soumission. Elle est la face pure de l’insurrection, par le poème maintenue active, réactive.

On voit comment la poésie de Paol Keineg parvient jusqu’à nous avec, toujours, l’élan vigoureux de l’éveil. François Rannou

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Paol Keineg | Des proses qui manquent d’élévation. Obsidiane, 112 p., 16 € (2018)

Des proses qui manquent d’élévation manqueraient de hauteur, de dignité ou d’esprit ?

Rien de tout cela, et l’on se rend vite compte qu’on fait fausse route, bien loin du Finistère. L’humour, cette légère distance qui fait dérailler le réel, nous cueille dès les premières pages, et tout au long de cet ensemble de petits textes, issus de la vie et qui souhaitent y rester : « la pensée poétique, surtout ne pas s’en mêler. Il y a des penseurs pour ça ». Mais le titre a bien sûr son importance, qui nous invite à entrer de plain-pied sur les terres de l’auteur. Paol Keineg est né résistant et, le nombre des années traversées n’y pouvant rien, il le reste – sans esquiver pour autant les questions qui se posent à lui, et qu’il nous donne en pâture : le doute est une denrée précieuse, aussi bien que l’équivoque dans les régions de la création, et peut-être est-ce particulièrement vrai en poésie.

Justement, tout à trac, chacune de ces courtes proses semble être la réponse d’un écrivain à la page blanche au moment où la nécessité d’écrire ne le tiraille plus de la même manière, et qu’il fait retour sur lui-même en tentant de ne pas se mentir. 

Ainsi, nous voilà embarqués dans une suite d’anecdotes résultant de la contemplation du quotidien (la nature, le monde végétal et surtout animal, n’ont pas fini de nous révéler à nous-mêmes), de souvenirs (une famille, des lieux, la vie d’avant), mais aussi de rêves (peut-être notre dernier espace de liberté, nous dit-il !). Tout est bon à prendre quand on se demande, par exemple, si notre société a une âme ou s’il ne vaudrait pas mieux se contenter d’observer le monde sans y toucher plutôt que de « tirer à la ligne ».

Pas grave si rien ne vient sous la plume aujourd’hui. Qu’on se le dise : « Un poète n’a pas plus d’importance qu’une mouche sur la vitre. » Paol Keineg veut rester terre à terre, sur sa terre dans la vie comme dans son écriture : se sentir comme le commun des mortels, toucher sa peur, de vivre et de mourir. Anne Segal

Paol Keineg | Johnny Onion descend de son vélo. Les Hauts-Fonds, 68 p., 7,50 € (2019)

Les Johnnies : de 1820 à la fin du vingtième siècle, ils étaient des milliers d’hommes de la région de Roscoff, chaque printemps, à traverser la Manche pour rejoindre les côtes du Pays de Galles, les grandes villes anglaises ou même, plus au nord, les montagnes d’Écosse. Ils y venaient vendre allium cepa, un légume rosé qu’un moine du XVIIe siècle rapporta d’un périple au Portugal pour l’enfouir dans la terre du Léon et l’y faire prospérer. Paol Keineg se saisit de cette matière et inscrit, dans cet épisode dont il dissout les poncifs, quelques-unes de nos inquiétudes – celles de toujours, celles d’aujourd’hui. Ni histoire, ni légende, ni panégyrique, mais une reprise versifiée de faits aussi minuscules qu’insistants – en cela partagés et quotidiens – que l’auteur ressaisit au gré de son écriture et sans aucun « enjolivement ». On ne dira pas que l’histoire n’est ici qu’un prétexte, bien plutôt que Paol Keineg n’est jamais là où on l’attend. Il sera à Salisbury si vous le cherchez à Portsmouth, en Patagonie si vous pensez l’avoir vu dans les Lowlands. Il est un poète du contretemps et du contrepied. Certes, on ne va pas comparer Roscoff à Ithaque, et pourtant…

Johnny Onion roule jusque la nuit tombée au long de routes de campagne, sur un vélo dont le phare n’éclaire qu’à trois mètres et dont le cadre est recouvert de coiffes globuleuses. Il glisse sur l’asphalte en songeant aux amours incertaines. Quand il descend de son vélo, c’est pour caresser avec application « un chien sale et mal peigné » ou bien pour discuter avec une chèvre des fossés. Des épisodes qu’on pourrait dire écrits par un Georges Perros durablement nourri au lait des Amours jaunes de Tristan Corbière.

Il y a bien d’autres auteurs auxquels songe Johnny Onion quand il pédale : Jane Austen, T. S. Eliot, Yeats, Ezra Pound, Artaud ou bien Beckett. Il les emporte dans son périple, « à grands coups de pédales / sur [son] beau vélo poétique ». Il sait aussi que le poète doit apprendre à garder l’équilibre, cela en dépit du poids de ces lourdes tresses d’oignons qui pèsent sur le guidon de sa machine. Yvon Inizan


[1] Avec un peu de chance, on peut encore trouver les Chroniques et croquis des villages verrouillés dans les librairies d’occasion en ligne. On peut aussi en lire des extraits dans la volumineuse anthologie Les trucs sont démolis, 1967-2005 (Obsidiane & Le temps qu’il fait, 2008).