Dans Mille histoires diraient la mienne, l’historienne Malika Rahal fait le récit de son parcours familial, universitaire et professionnel, en revenant sur les moments charnière de son cheminement intellectuel. Elle interroge sa vocation d’historienne et tente d’identifier les éléments et événements qui l’ont conduite à choisir la spécialisation en histoire de l’Algérie du temps présent. La forme du livre est simple et géniale à la fois : appliquer à elle-même les méthodes d’entretiens et d’enquête qui font toute la singularité de ses travaux d’historienne.
Plus qu’une méthode, c’est un objet d’attention nouveau que propose Malika Rahal depuis de nombreuses années. Les lieux, les objets, les interactions humaines l’intéressent tout autant que les faits historiques, et les témoignages enregistrés la guident au même titre que les archives qu’elle consulte. Il est pour elle inutile de hiérarchiser les données, elle préfère les recouper et en faire un récit. Tout fait sens, et c’est même là tout l’intérêt qu’elle trouve à sa discipline.
Le choix de la recherche et de l’Algérie comme terrain n’a pas été aussi évident qu’on pourrait le croire pour celle qui dirige aujourd’hui l’Institut d’histoire du temps présent au CNRS. Elle a pourtant baigné dans un milieu universitaire à Toulouse où elle est née et a grandi avec sa sœur et ses parents, tous deux professeurs. Son père, d’origine algérienne, est issu d’une famille bourgeoise de Nedroma. Sa mère est américaine et vient, elle, d’une famille de la classe pauvre du Nebraska.
Pour donner du relief à ces deux cultures qui la traversent, Malika Rahal cite et décrit les épices, les tissus, les musiques, les gestes, les plats ou objets qu’elle en garde. Elle mettra du temps à explorer les archives familiales bien qu’elles fassent naître en elle une forme de curiosité. Des pistes sont tout de même ouvertes par les photos de famille, comme celle de l’oncle martyr durant la guerre de libération, ou les travaux de sa mère sur les tribus indiennes ou encore l’enregistrement d’une émission passant sur une radio libre française écrite et animée par son père et qui s’intitulait « Lettre de l’Indien ». Derrière cette voix, il y avait : « ses enfants [qui] peuplent le monde, l’Amérique latine, les steppes d’Asie centrale, le Maghreb, la Palestine… et de tout temps sont confrontés à l’ »homme blanc » à qui, sans illusion, l’Indien entreprend de dire ses « quatre vérités » »
Cette figure de l’Indien qui cristallise les questions coloniales, de spoliation et de racisme, et dont se sont emparés ses parents, l’a aussi forgée très jeune. Même en ignorant l’existence des réserves indiennes de l’État d’où est originaire sa mère et ses grands-parents états-uniens, elle s’est toujours elle-même identifiée aux Indiens : « Petite fille, il y avait là pour moi une difficulté : d’évidence, les Indiens, c’était nous. Et je pense que c’était si évidemment nous parce que nous étions des Arabes. »

Cette conscience acquise enfant ne l’a pas empêchée d’avoir un parcours non linéaire, fait de nombreux tâtonnements et détours. Une quête précise expliquera cette voie sinueuse, celle de l’apprentissage de la langue arabe indispensable pour travailler sur les contextes qui l’intéressent. Apprentissage qui n’était pas dispensé à Bordeaux où elle a entamé ses études universitaires, et qui l’a donc conduite à aller à Paris pour suivre des cours de langue à l’INALCO, tout en enseignant en collège dans la région parisienne pendant de nombreuses années. C’est aussi l’envie et la nécessité d’apprendre l’arabe qui l’a amenée à faire un séjour en Palestine dans les années 1990, alors qu’elle ne pouvait pas aller en Algérie, en proie à la guerre civile. Elle y retournera au début des années 2000, non plus comme émigrée en vacances ou en visite, mais en tant que chercheuse pour travailler à la biographie d’Ali Boumendjel, avocat et militant de l’UDMA (l’Union démocratique du Manifeste algérien) puis du FLN.
Invités dans les coulisses de son travail, projet par projet, nous pouvons mesurer l’évolution de l’historienne, d’autant plus qu’elle n’hésite pas à souligner les maladresses, erreurs et manquement dont elle a pu faire preuve à ses débuts. Nous notons aussi une évolution dans la connaissance du contexte de l’Algérie contemporaine, qui a été transformée par la décennie des années 1990. L’exemple le plus frappant est sans doute celui où elle raconte ses difficultés à se retrouver dans l’« organisation » des transports publics, ou de repérer les salles familiales (qui acceptent les femmes) dans la multitude des cafés d’Alger et d’Oran où elle devait attendre ses témoins.
Très sincère, l’autrice avoue aussi ne pas avoir trouvé ce premier sujet de recherche très passionnant. La forme de la biographie lui semblait en effet trop classique, et lui posait de lourdes questions éthiques, concernant entre autres les attentes de la famille à la sortie du livre. Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne parait finalement en 2010, à Paris aux éditions Les Belles Lettres, puis l’année suivante à Alger chez Barzakh. Un ouvrage où elle a tenté, avec succès, de dépasser la figure héroïque du personnage et où l’on perçoit déjà son grand talent de narratrice.
Son second sujet de recherche, portant sur l’UDMA, parti de Ferhat Abbas préexistant au FLN, n’était pas non plus des plus enthousiasmants, ni des plus aisés à mener. D’abord, parce que les anciens membres et partisans du parti ont été nombreux à refuser de témoigner, et que ceux qui ont bien voulu répondre à ses questions ne montraient pas une aussi grande fierté et promptitude à raconter leurs souvenirs de la guerre et de la colonisation que celles dont faisaient preuve les militants du Front de libération nationale.
L’enthousiasme, en revanche, est palpable quand elle évoque son projet consacré à l’année 1962 qui a aussi fait l’objet d’un livre passionnant : Algérie 1962. Une histoire populaire (Paris, La Découverte, 2022 ; Alger, Barzakh, 2022), une étude de l’année d’indépendance qui s’intéresse à toutes les transformations que la libération a induites, dans la politique comme dans le social, l’urbanisme… Une étape importante dans la carrière de l’historienne, avant d’entrer dans le cœur du projet qui l’anime depuis longtemps, celui de faire une histoire de l’Algérie indépendante.
Doucement mais sûrement, elle y arrive par une recherche autour des militants communistes du parti de l’avant-garde socialiste (PAGS). Dans Mille histoires diraient la mienne, elle esquisse la genèse et le plan du projet et cela promet de signer une nouvelle ère dans son parcours, mais aussi, espérons-le, dans la vie intellectuelle algérienne en général. Le choix de ce sujet, en plus de dépasser – dans le domaine de la recherche en histoire – cette limite posée d’emblée par la guerre d’indépendance qui pourrait paraître infranchissable, porte en lui des questions fondamentales qui ont trait à la filiation, aux ruptures et à l’engagement. L’histoire du parti est en effet très dense, et très riche émotionnellement. Longtemps assigné à la clandestinité, il en est sorti avec les événement d’octobre 1988, pour plonger dans une crise profonde, renvoyant les militants à un grand désarroi concomitant à celui qui avait accablé de nombreux jeunes à la même époque, après les années de grande effervescence post-indépendance. Parmi eux, le père de Malika Rahal : « pour mon père, les années 1980 ont causé une souffrance que, dans mes souvenirs d’enfant, j’associe à la guerre du Liban, à la lancinante douleur de la Palestine et, sans doute aussi, à la France de François Mitterrand et de la montée du Front national. À l’historienne que je suis aussi, ce récit pose des questions : celle de l’ampleur de ce qui s’effondre au tournant des années 1980 ». L’assurance acquise par son expérience lui a sans doute permis d’identifier ce qui dans sa vie et son histoire personnelles a un intérêt historique et social et un potentiel écho populaire. Ce nœud des années 1980, qu’elle compte explorer dans ses travaux futurs, est sans conteste un de ses sujets les plus importants.
Enfin, l’un des aspects les plus surprenants de Mille histoires diraient la mienne est la découverte du degré de paternalisme, presque de néocolonialisme, qui s’exprime au sein de la recherche en France. Les illustrations ne manquent pas et sont plus effarantes les unes que les autres, depuis l’eurocentrisme assumé jusqu’aux remarques désobligeantes et rabaissantes de collègues chercheur.e.s qui soulignent « l’inégalité discursive, archivistique et narrative créée par la domination coloniale ». Il y a de quoi enrager : ce que l’on croyait être du passé est plus que jamais d’actualité.
L’histoire de la Palestine a toujours intéressé Malika Rahal. Elle y a séjourné et avait des projets la concernant, notamment une étude des références mutuelles entre l’Algérie et la Palestine. Sur le génocide qui s’y déroule, elle a publiquement été très claire, elle l’est aussi dans ce livre où elle défend sa position d’historienne engagée sur un sujet, qu’elle croyait daté : l’anticolonialisme. Toute son histoire, celle qu’elle raconte dans ce livre, l’a menée à une position qui lui fait voir le monde de manière différente de la majorité des intellectuels du pays où elle est née, où elle vit et travaille. Un regard lucide et plus que jamais nécessaire aujourd’hui en France, où il n’est peut-être pas tout à fait trop tard pour ouvrir les yeux.