Voix originale portée par une terre meurtrie, mais aussi voix d’une résistance au-delà des frontières et des cultures, Olivia Elias transmet une parole précieuse, prise dans l’horreur du génocide qui avance inexorablement. « Réfugiée en poésie », elle appuie la nécessité de nommer, de peupler les silences mortifères et d’honorer les disparus, dans son nouveau recueil intitulé Ce Mont qui regarde la mer.
Certains des poèmes de Ce Mont qui regarde la mer ont été écrits après le 7 octobre 2023 : des poèmes dispersés à travers le recueil mais plus nombreux dans les dernières sections. En ce sens, les poèmes d’Olivia Elias se lisent comme le dévoilement renouvelé de la violence coloniale, de la Nakba non comme événement circonscrit dans le temps mais comme structure : « comme je connais tout de notre Apocalypse / un passé qui n’en finit pas de se répéter / la terre qui pivote sur son axe / le soleil qui se voile la face ». La destruction progressive d’une compréhension de la temporalité est ainsi un motif central du recueil, entre répétition insensée, accélération, cycle infernal du « Temps qui s’auto-engendre », ou écrasement des temporalités dans un « présent de terreur ».
Si Elias assiste, impuissante, au génocide, elle suggère que même l’indicible, même la destruction, l’écrasement et l’effacement doivent se dire. Ainsi s’égrènent les synonymes au fil des différents poèmes, tous porteurs d’une nuance particulière : stériliser, biffer, effacer, exterminer, silence-qui-tue, mais aussi une liste de mots en arabe, intégrée au poème « j’écris d’un pays perdu », et dont la traduction est donnée en note : « colonisation, annexion, colons, bulldozers, check-points, prisons missiles, aplanir le paysage, le stériliser, tondre la pelouse ». Le verbe « stériliser » est particulièrement présent au cours du recueil, à partir du premier poème, « l’ange exterminateur », et répété ensuite dans le premier poème écrit après le 7 octobre – un fil rouge, une ombre déjà ancienne qui pèse sur le peuple palestinien.
Si la poésie d’Olivia Elias cherche à recréer et renouveler la langue, ce recueil intègre un questionnement sur les mots en tant qu’armes de guerre. Le poème « cela commence toujours par des mots, Gaza » met en scène les « sorcières fatidiques » (on reconnaît les Weird Sisters de Macbeth) : leur langage, celui des sortilèges et des maléfices, est performatif. Les mots sont et scellent la violence, « leurs bouches : rampes de lancement ». Un mot en particulier : « terroristes : tous sans exception ». Le texte reprend directement certains termes militaires : « Tondre le gazon » (métaphore utilisée par les Israéliens en 2014 notamment, et que la paronymie Gaza/gazon rend particulièrement frappante), « Aplanir le paysage » : « stériliser le langage / stériliser la vie / la ravir / du verbe latin rapere / s’emparer de force / encager la vie / le langage / les violer / les cribler de balles ».

Dans la quatrième section du recueil, le poème « temps a-historique » décrypte la rhétorique israélienne de déshumanisation et d’injonctions génocidaires : « tout détruire / sans entrave / seul programme / nom de code / Amalek / A-MAL-EK / incarnation absolue du mal ». Ces vers font référence au discours du 28 octobre 2023 de Benjamin Netanyahou, qui reprend un passage biblique – « discours dans un discours », comme l’analyse Rafaëlle Maison, professeure de droit international, « souvenir […] convoqué parce qu’il associe l’offensive à venir sur Gaza à l’injonction biblique : il s’agit de tout détruire à Gaza ».
Si Elias cerne et met en scène le mésusage des mots, elle revendique la résistance essentielle que constitue la poésie, à deux titres. Tout d’abord, en imposant un regard défamiliarisant sur les formules militaires et idéologiques, en intégrant ces mots dans les poèmes – du discours de Netanyahou à l’ancienne formule sioniste « Une Terre sans Peuple / Pour un Peuple sans Terre » –, mais aussi, comme dans le poème « OYEZ OYEZ », en jouant avec la typographie, en variant la police de caractère à l’intérieur d’un poème, afin de mettre en relief le vide des mots des gouvernements, le non-sens de leurs vaines condamnations.
La résistance vient aussi de l’opposition fondamentale de la poésie à l’effacement. Décrire, voir, deviennent des actes de résistance, de pouvoir, comme le suggère l’évocation du mont Carmel, le mont de l’enfance de l’autrice, qui troue la vision et qui, lui aussi, regarde la mer : « J’écris ce que je vois […] / je connais aussi la puissance de ce Mont qui regarde la mer / Carmel de ma toute petite enfance / mont Fuji de l’absence & du déni ». Le poème poursuit, descriptif, implacable : « voici ce que je vois / folie de l’État occupant surarmé / écrabouillant / corps et âmes / live sur les écrans / jusqu’à ce que la nuit tombe / une nuit de fin du monde / seulement percée de lueurs balistiques ».
Si résister par les mots signifie décrire ce qu’on voit et dénoncer le langage exterminateur, le recueil parie aussi sur la vie, même dans un contexte de stérilisation généralisée, de futuricide, d’écocide, d’omnicide. Le poème « Tour-Forêt » est un calligramme qui recrée, strophe après strophe, les formes d’une oliveraie, des arbres de poésie, alors même que ces arbres sont décrits « par millions tronçonnés / incendiés / racines à l’air ». La poésie nomme et renomme. Continuer à écrire, c’est aussi énumérer les lieux, les convoquer de l’autre côté de la mer de l’exil : « Gaza Jabaliya Chajaya Khan Younès / Jérusalem Béthléem Hébron Jénine Naplouse ».
Le titre de l’un des poèmes du recueil, à la fin de la première section, est écrit en japonais et se traduit par « silence-qui tue » : comme si l’oblitération du langage était telle qu’il s’agissait désormais de trouver d’autres mots, des concepts qui ne peuvent se trouver que dans d’autres langues. Cette incursion du japonais rappelle aussi que la Palestine n’est pas isolée ; que le discours qui consiste à ancrer la question palestinienne dans un conflit complexe, unique, difficilement compréhensible par les personnes qui n’y ont pas une histoire, tend aussi à effacer l’universalité de la Palestine. Le recueil insiste donc sur le lien de la Palestine au monde, à travers des effets de défamiliarisation qui réancrent le regard. Autrice de la diaspora, Olivia Elias propose une poésie sur le vivant, sur les possibilités de faire société en faisant monde : « océan Arctique / Méditerranée Manche / vies ballottées / coques disloquées / exil-sentiment / océanique ». Le poème « sentiment océanique » commence avec un ours blanc, affamé, traqué, aux marges des empires voraces, de la « forteresse Occident » – la lecture de Pour la Palestine comme pour la terre d’Andreas Malm permet d’approfondir ces connexions, et cette perception que détruire la Palestine, c’est détruire la Terre.
Le foisonnement intertextuel du recueil s’insère dans la perspective océanique, universelle de la poésie : la Palestine, que certains imaginent comme une terre sans peuple, est terre des peuples et des mots. De Pessoa à Morrison, en passant par Refaat Alareer, tué par Israël en 2023 et dont le poème « S’il est écrit que je dois mourir » a fait le tour du monde, les références se bousculent dans cet ouvrage et montrent que la forme poétique telle que l’envisage Olivia Elias est en perpétuelle élaboration, « un cerf-volant cousu de mots / d’amour & d’espoir ».