Les horizons égarés était sous presse quand Paul Louis Rossi est mort, le 6 février dernier. Le recueil reprend deux livres d’artistes accompagnés d’œuvres de Thierry Le Saëc, qui ont ici laissé place à des crayons rêveurs de Rossi : dans l’ordre, les éponymes Horizons égarés (2016), et Les Brûleuses d’algues (2014), ainsi que Méditations et Rivages, deux poèmes datés de 1984 et 1985 : une remontée dans le temps. Cette lettre restée sur la table, l’a-t-il voulue comme un concentré de sa poétique ? En tout cas, c’est ainsi qu’on la lit.
L’art et la manière de Rossi, on pourrait les définir de mille façons, tant il n’est jamais où on l’attend, ne va jamais où on s’attend. Le premier ensemble nous jette en plein Pacifique, et commence comme dans les contes : « Il existait autrefois un continent perdu entre la Sibérie et l’Alaska… » Il existe pourtant encore, ce continent, deux mille trois cents kilomètres d’îles volcaniques à neuf mille kilomètres de Greenwich (mais à l’est ou à l’ouest de Greenwich ?) – toujours aussi perdu, et peut-être davantage : ses loutres de mer exploitées jusqu’au carnage (des loutres et des Aléoutes), il ne lui reste que ses rafales et ses brouillards…. Mais les aventuriers qui autrefois y allèrent « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau », Rossi les hante, les habite, les accompagne : en 1815, il est avec Adalbert von Chamisso à bord du Rurik, remontant du cap Horn vers la mer de Béring (quelque douze mille kilomètres de Pacifique), il aborde avec lui, ombre de son Peter Schlemihl, l’île d’Unalaska. « Nous étions au printemps, le Rurik avait essuyé une terrible tempête… », et ils gravissent ensemble le Makouchkaîa Sobka (le volcan Makhushin) :
La solitude hivernale
offre un spectacle
effrayant
Le volcan dans
le brouillard continue
de fumer…

Ce sont peut-être les masques aléoutes rapportés de l’île Kodiak par Alphonse Pinart qui ont opéré la possession chamanique : un objet, un fragment, suffisent à Rossi pour susciter un lieu, une civilisation, des êtres, s’y infuser. Il y a aussi sans doute en lui, Breton par sa mère, un légendaire marin… Commencé dans les tempêtes boréales, le livre se refermera en Cornouailles, lieu des légendes arthuriennes :
sur la falaise entre
Tintagel et Port Isaac
avec nos imperméables
jaunes et verts entre les
murettes d’ardoises
entrecroisées
le long du
sentier
saisis du vent
violent
par rafales
tout contre l’énorme
respiration de
l’Océan
Ainsi Lafcadio Hearn explorait-il les falaises de la côte ouest du Japon :
Souvent le vent de mer
souffle en rafales il vient
de la Corée
Ou de la Sibérie boréale…
Les Aléoutiennes, les Kouriles, la Iakoutie, Hokaïdo qu’il nomme Jesso comme La Pérouse, la Bretagne, etc, comme pour le Soulier de Satin, dans ce petit livre « la scène est le monde ». C’est bien une scène, avec des personnages, des décors – « On apporte la montagne sur scène … », indique un vers de « La nuit » dans Les Brûleuses d’algues – le théâtre intérieur de Rossi, conçu comme le rituel d’un envoûtement. Et les didascalies qui ouvrent les poèmes, censées les arrimer à un réel historique, seraient les préparatifs scéniques qui préludent à l’envoûtement.
Les voyageurs qui montent sur sa scène (des « personnages », écrit-il), Adam Laxman l’émissaire de Catherine II, Alphonse Pinart le curieux infatigable, Chamisso l’homme de nulle part et Lafcadio Hearn l’improbable voyageur-écrivain-borgne devenu japonais, sont bien attestés par l’histoire, mais « Davidoff et Christoff, officiers de marine, genre voyous militaires », par exemple, sans qu’on puisse l’affirmer, c’est tout de même moins sûr. De même, certaines plantes de la botanique de Rossi sont peut-être encore à découvrir. Le théâtre et ses rituels (comme la mémoire) est aussi le lieu des mythes – de la mystification. Dans l’écriture comme dans le regard de Rossi, on soupçonne un peu ou beaucoup de malice. Peut-être comme conjuration d’une mélancolie.
Toute l’œuvre de Rossi, qui est considérable, joue sur la contamination, l’enveloppement, la perméabilité entre prose et poésie. Certains parmi ses poèmes sont la transformation (graphique) de textes publiés ailleurs en prose, et cela n’a rien à voir avec de la prose poétique. Prose, poésie ? À l’image des Aléoutiennes, à l’est, à l’ouest ?
Rien d’étonnant à ce que Rossi ait été compagnon de Chamisso, ce personnage sans attaches, « le plus singulier de nos siècles », qui rêvait autour du monde au jardin de son château natal disparu dans les tribulations de l’époque : comme lui, tout au long de son œuvre, Rossi est poète aussi bien que géographe, géologue, météorologue, botaniste, zoologue, ethnographe, linguiste…
Qu’on n’attende pas de lui des textes théoriques ou explicatifs. Il procède par fables, détours, exemples, allusions, encerclement. S’il a été l’un des acteurs des recherches à la fin du siècle dernier, c’est peut-être celui qui s’est voulu le plus tôt libre de toute théorie. Entre 1965 et 1973, il publie dans Action Poétique six chroniques qui actent son pas de côté. Marie Joqueviel-Bourjea, dans l’entretien liminaire au numéro de la revue Nu(e) à lui consacré, rappelle que, dans Les Gémissements du siècle, en 2001, il se démarquait abruptement du «“patois incomparable” des avant-gardes des années 60 (tu t’y inclus), qui a enseveli le poème sous une « incroyable langue de bois théorique » ».
Frayant son chemin de Chat-qui-s’en-va-tout-seul, il devient le Voyageur de sa mémoire. À la quête de Rimbaud, trouver le lieu et la formule, il ajoute un troisième terme, et en majeur, la mémoire – océan qui brasse tout ce qui le constitue, et qu’un ressac jette sur les rivages où il ramasse ses laisses de temps. Son œuvre, Rossi l’a rêvée comme une quête de la mémoire absolue.
Ses poèmes visitent aussi bien l’artisanat de la saunerie et le lai de Tydorel (qui n’est pas le plus connu) que la poésie chinoise classique chantée (« Répondant à l’invite des nuages, des eaux, / Répondant à l’invite des nuages, des eaux, / Par ce monde inconsistant, partons en voyage ! »), les estampes érotiques (La femme repose sur le côté / bras entourant le cou de l’homme / yeux fermés…), la peinture chinoise :
la fleur s’ouvre
et se fane comme
un fleuve qui
coule sans fin
et
se perd
ainsi
que
le chagrin
Court-circuitant un poème de Musset avec le Kabuki, l’ode à sa mère de Villon avec les fresques des églises romanes… c’est une poésie de la culture, sans doute, mais bien plus encore une poésie de la mémoire, ce qui n’est pas la même chose.
L’incipit des Brûleuses d’algues, « Et bien donc tout au long de la nuit / Et bien donc tout au long de la nuit / Tout en contemplant la lune jusqu’à l’aube… », donne une clé du recueil, et son unité, d’être les ronds de sorcière d’un insomniaque en proie aux tohubohus de sa mémoire. L’insomnie sera explicite dans les vers (en gaélique) repris du lai de Tydorel :
si li dit tant : que n’est pas d’ome
qui ne dort
ne qui de prent some
« Il dit qu’il n’est pas [né] d’un homme celui qui ne dort… » Tydorel ne peut dormir, parce qu’il est une chimère née d’une reine et du « chevalier-faé », le chevalier fée. Insomniaque et chaman, Rossi-Tydorel est une chimère née d’un lai oublié et d’un tableau de Georges de La Tour, le Joseph réveillé par l’Ange – en fait une fillette vers laquelle se lève, pur de toute arrière-pensée, le regard du vieillard entre ses paupières presque closes par l’assoupissement et la chassie.
C’est un ange
qui vient visiter
Le Dorman
la messagère qui
veut
Lui rendre son
inspiration.

Chamisso dans la tempête, Tydorel dans l’insomnie, l’improbable Yukihira, ou Dorman par le sortilège d’un tableau…. Où saisir Rossi, toujours en fuite, qui ne se découvre que par les interstices de ses incarnations :
honteux et
chaste à peine
éveillé du mal
de celui qui jamais
ne se promène
sans un masque
la mémoire est pour lui
seul comme le miroir
d’une mélancolie…
Ce n’est qu’en 2015, dans Berlin, voyage en automne, si longtemps travaillé, qu’il approchera un vortex de son histoire personnelle, la mort de son père, arrêté et fusillé en 1943. Son œuvre, soigneusement voulue à l’écart de l’air du temps, ni conceptuelle, ni hermétique, sans dénonciations, sans revendications, sans effusions et qu’il faut saisir au vol entre les lignes, est ardemment poétique. Avec quelque chose de l’intemporalité de la poésie chinoise classique, ici largement convoquée, par sa finesse, sa retenue, sa malice. Sa mélancolie aussi : évasive, légère, furtive – mais poignante quand elle perce, la mélancolie du poète arrivé au bord de sa falaise.
Et songeant à son propre destin :
ainsi que les
simulacres
de ma destinée
sur une vaste mer
inconnue
à la dérive
je
m’en
suis
allé
À moins que la tristesse ne soit la nôtre. « Allez bien doucement Messieurs les fossoyeurs… » [1]
[1] « Allez bien doucement, car si petit qu’il soit de la taille d’un homme, ce meuble de silence renferme une foule sans nombre et rassemble en son centre plus de personnages et d’images qu’un cirque, un temple, un palais… » Saint-Pol-Roux, Pour dire aux funérailles des poètes.