Le célèbre bestseller qu’a signé il y a dix ans J. D. Vance, désormais inquiétant vice-président des États-Unis, nous oblige à nous interroger sur la manière dont l’Amérique s’imagine autrement qu’elle n’est et nie une part de sa réalité. Une lecture complexe et ambiguë qui ne doit pas masquer le visage lumineux de ce pays.
Est-il possible, aujourd’hui, à l’été 2025, de lire l’autobiographie de J. D. Vance avec un regard libre, sans avoir en tête la politique létale qu’il cautionne en tant que vice-président des États-Unis ? La version originale du livre, Hillbilly Elegy, a paru en 2016, il y a près de dix ans. L’auteur avait trente-deux ans à peine. Non seulement son livre connut un succès foudroyant aux États-Unis, mais il ouvrit les yeux de très nombreux Américains plus fortunés, passés par l’université, votant en majorité démocrate. Leur étonnement étonne. Comme si l’Amérique pauvre, blanche, délaissée, n’était pas présente dans les fast-food et les diners, au bord des autoroutes, dans les rues des villes jonchées de hobos et de mourants, et, en toute logique, dans les images, les films, les romans, les jeux vidéo qu’exporte l’Amérique ? Le rêve américain a son envers, le cauchemar américain, celui que décrit J. D. Vance, dont il est un rescapé.
On a beaucoup écrit sur le terme hillbilly, synonyme de péquenot. Plus précisément, le mot serait d’origine écossaise et désignerait un gars, prénommé Bill, vivant dans les collines. La famille de J. D. Vance est un concentré de cette migration irlando-écossaise qui s’est enracinée dans l’État de l’Ohio, au pied des Appalaches, région rude, enclavée, jadis bastion de l’industrie métallurgique, aujourd’hui en déshérence. Vue de France, la zone semble appartenir à l’Ouest parce qu’elle est située outre-Atlantique ; en réalité, l’Ohio est un des États du Midwest : nous avons donc un joué avec le mot West.
Il est dommage que la nouvelle édition française ait sacrifié le titre original, Hillbilly élégie, pour lui préférer un titre plus général, Une famille américaine. On y perd la spécificité de l’environnement que décrit l’auteur, l’appartenance qu’il revendique, et l’idée de communauté, donc celle de diversité. Quant au sous-titre, De la grande pauvreté aux ors de la Maison Blanche, il est explicite, à la fois déterministe et légèrement racoleur tant il souligne l’exceptionnalité du parcours d’un homme issu du quart-monde états-unien.
Le livre de J. D. Vance pourrait être un récit de « transfuge de classe ». Mais l’expression ne convient pas, elle est trop attachée au corpus conceptuel de la sociologie française. Le livre est loin de l’autofiction et encore plus loin de la littérature. L’auteur n’entend pas exactement témoigner, mais plutôt donner l’exemple. Montrer qu’il est possible de réussir, même en ayant grandi dans les pires conditions matérielles et morales qui soient. Plus l’ouvrage avance, plus il devient programmatique, à tel point qu’il pourrait bien être un livre de développement personnel. Self-help ; aide-toi, le ciel t’aidera. Travail, labeur, exercice, volonté, force, autant de vertus qui sont exaltées et recommandées. « Être dur au mal », l’expression revient plusieurs fois.

J. D. Vance a fait partie des Marines et il est allé en Irak, mais il ne s’est pas battu, il était chargé de la communication : il y a appris l’art oratoire et la rhétorique, qu’il perfectionnera une fois admis en droit à l’université de Yale. Il y a aussi appris la valeur de l’entraînement et la possibilité de se transformer, d’abandonner les habits du prolétariat pour endosser ceux de la puissance, avec un mélange de détermination et d’arrivisme teinté de conflits intérieurs qu’il a appris à taire.
Entre l’Irak et Yale, J. D. Vance a été à l’université de Ohio State, désormais armé d’un « incroyable sentiment d’invincibilité ». C’est un jeune homme pressé, qui travaille d’arrache-pied de façon à réduire quatre années d’études en deux. Ces deux années de formation tiennent en quelques pages. Aucune lecture n’est évoquée, aucune rencontre, aucun maître à penser, aucun repère historique, aucune référence culturelle, aucune découverte intellectuelle, aucun goût pour la réflexion ni l’analyse. Seules les relations internationales sont mentionnées. Rien ne permet de penser que cet homme, né en 1984, abordant le XXIe siècle à seize ans, n’a connaissance de l’histoire du XXe, de la guerre froide, des totalitarismes… Seule est rapportée une altercation avec un « trouduc » qui a osé remettre en cause le bien-fondé de l’intervention américaine en Irak. Il est rare de lire le parcours autobiographique d’un ambitieux trahissant autant d’ignorance et d’incuriosité pour le monde et le passé dont celui-ci est issu. D’aucuns disent que cet homme est le penseur ou l’idéologue qui se cache derrière le dealer nommé Trump. C’est possible, et c’est effrayant.
Il est évidemment tentant de relever tout ce qui dans le livre semble annoncer le vice-shérif qu’est devenu J. D. Vance. Tentant de signaler qu’il définit sa communauté en disant qu’elle n’aime pas les étrangers (absents de son livre parce qu’ils sont absents de l’Ohio et du Kentucky où il a grandi). De rappeler que son père biologique, parti quand son fils avait quatre ans, était un évangéliste convaincu que Led Zeppelin était groupe de rock satanique ; il avait treize ans quand il découvrit ce géniteur, parlant d’un « timing » parfait pour dire qu’à cet âge il avait besoin d’un père terrestre et d’un père céleste. L’adolescent J. D. Vance a lu nombre de prêcheurs créationnistes doutant de la « sagesse de la science ». L’adulte n’y souscrit pas toujours, mais il est issu de ce terrain-là. Les faits sont nombreux dans son livre, qui nous plongent dans un monde de misère culturelle féroce et d’une vision déformée du monde autour de soi.
Paradoxalement en apparence, les personnes qui ont élevé J. D. Vance, celles qui lui ont donné de l’assurance, sont exclusivement des femmes. Sa grand-mère, un tempérament bien trempé, une Calamity Jane dont certaines facettes feraient sourire si elles n’allaient avec un goût prononcé pour les armes ; l’ouvrage lui est dédié, à elle, son mari et Terminator (robot et super héros vengeur). Sa mère, faillible, enchaînant les déboires sentimentaux et les cures de désintoxication, mais présente à sa chancelante façon. Sa femme, Usha, fille d’immigrants indiens, hindous, rencontrée à Yale. Amy Chua, professeure à Yale et auteure d’un livre qui fit du bruit aux États-Unis, L’Hymne de bataille de la mère tigre. Telles sont les quatre tigresses qui ont présidé au destin du bébé fauve.
Le livre s’achève alors que l’étudiant Vance sort diplômé de l’école de droit de Yale, la porte d’entrée des cercles du pouvoir qu’il convoitait. Il n’a pas encore fait la rencontre décisive avec Peter Thiel, fondateur de Paypal et libertarien absolu. Il se dit conservateur mais n’a pas non plus croisé le tigre Trump ; il a simplement été assistant d’un sénateur de l’Ohio et découvert le « fonctionnement politique ». Il lui reste à combler des abîmes d’ignorance dont ses récentes interventions montrent qu’ils ont été peu comblés. Mais il a pour lui une connaissance intime, à la fois douloureuse et orgueilleuse, de ce dont il est le produit, l’Amérique profonde, rugueuse et vengeresse. À sa façon qui n’est pas sans rappeler celle de certains délinquants, il va opérer une radicalisation stupéfiante, se convertir au catholicisme et instrumentaliser celui-ci.
Son autobiographie permet en effet de comprendre ce rapport à la religion si propre aux États-Unis. Il y est surtout question de « rester sur le droit chemin » et de se défendre parce qu’on s’estime persécuté. Lui-même n’a pas été élevé par des femmes pratiquantes, mais la stabilité familiale est une obsession chez lui, il est facile de comprendre pourquoi. En revanche, il est remarquable de voir qu’il n’établit aucun rapport entre le fléau de la teen-age pregnancy dont ont souffert ces mêmes femmes et la question de l’avortement qu’il porte en bandoulière jusque dans les sommets où l’on se réunit pour parler de guerre et de paix.
Le lecteur, la lectrice ferme l’ouvrage, abasourdi par la violence de l’univers dans lequel il a grandi. Il suffit de citer un épisode où un de ses oncles, directeur d’une scierie, se venge d’un homme ayant insulté sa mère en le frappant avant de passer une scie sur son corps. J. D. Vance personnifie le visage hideux des États-Unis, quand il en existe un qui est lumineux mais qu’il éclipse entièrement.