Nathaniel Hawthorne vouait l’Ouest aux gémonies et aux flammes. Steinbeck, le revisitant à la fin de sa vie, s’y sent un fantôme. J. D. Vance, ce Daniel Boone inversé, veut liquider, tout comme ses amis de la tech, toute autorité du savoir. Mark Lilla formule le bon diagnostic : on ne veut pas savoir et on veut ne pas savoir.
La légende veut que, vers 1730, un siècle après le Mayflower, le jeune Daniel Boone ait entendu une voix dans les forêts des Appalaches qui lui murmurait : « Go West ». On connaît la suite. Un siècle plus tard, Nathaniel Hawthorne, dans l’une de ses nouvelles les moins connues, L’holocauste de la terre (1844), imagine que « ce vaste monde étant devenu si surchargé par l’accumulation de toutes les tromperies éculées, […] ses habitants résolurent de s’en débarrasser dans un grand feu de joie. Le site choisi, sur le conseil des compagnies d’assurance, parce que c’était un lieu aussi central qu’un autre sur le globe, était une des vastes prairies de l’Ouest, où nulle habitation humaine ne risquait de souffrir des flammes ».
Dans ce grand bûcher dont les flammes montent jusqu’au ciel, on jette toutes les généalogies, tous les diplômes, toutes les médailles, armoiries, décorations, tous les signes de noblesse, toutes les couronnes, tous les colifichets, tous les livres, anciens comme modernes, ceux des philosophes comme ceux des poètes, les contes pour enfants, mais aussi les barriques d’alcool, les crucifix et les reliques, les habits ecclésiastiques, les potences, jusqu’aux bibles et aux billets de banque. Un homme à la peau sombre s’approche, et déclare qu’« il est encore une chose que les auteurs de ce gigantesque autodafé ont oublié de jeter au feu et sans lequel le reste de la conflagration est nul et non avenu ». Et qu’est-ce donc que cela ? demande le dernier assassin près du brasier – « Comment ? mais le cœur humain lui-même ! La petite sphère illimitée où gisait le péché originel, et dont le crime et la misère de ce monde ne sont que des symboles visibles. Purifiez cette sphère intérieure, et les nombreuses formes du mal qui hantent la sphère extérieure et qui nous paraissent constituer notre réalité, se fondront en fantômes nombreux. »

Un siècle encore plus tard, en 1960, John Steinbeck entreprend, avec son caniche Charley, un voyage à travers les États-Unis, qui doit le conduire de Long Island à Salinas, la ville de son enfance en Californie, en revenant par le Nouveau-Mexique, le Texas et la Louisiane. Peu d’auteurs américains sont autant des hommes de l’Ouest que lui, et peu ont décrit autant la grandeur et la misère du rêve californien. Mais quand Steinbeck fait ce voyage en camping car, raconté dans Travels with Charley (1962) il laisse assez entendre qu’il a vite envie de faire demi-tour et remarque : « C’est bien moi, de vouloir aller vers l’Ouest, et de me diriger vers l’Est. Cela a toujours été ma tendance. »
Au terme d’un voyage qui lui montre combien il se sent à présent un fantôme dans son pays natal, Steinbeck arrive au Texas, où à plusieurs reprises on lui dit : « J’ai cru que vous aviez un nègre à côté de vous, je suis rassuré de voir que c’est un chien ». Il est à La Nouvelle-Orléans en novembre 1960 au moment des émeutes blanches contre la désagrégation dans les écoles, et assiste à l’arrivée d’une petite fille noire en socquettes blanches encadrée de policiers, sous les injures racistes et les cris de haine. Cet épisode déprime tellement Steinbeck qu’il revient au plus vite à New York, écœuré. Steinbeck n’a pas la grandiloquence apocalyptique de Hawthorne, et, malgré ses allusions bibliques, il déteste le prêche, laissant les gens se décrire eux-mêmes par leur comportement, comme il l’apprit jadis de son ami biologiste Ed Ricketts. Mais il laisse clairement entendre que, même si l’Amérique qu’il a traversée ne va pas brûler dans un vaste brasier, elle pourrait bien revenir à ces feux d’enfer, comme quand il avait déjà envoyé ses personnages à l’est d’Éden.
Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, un natif de l’Ohio, J. D. Vance, écrit le bestseller Hillbilly Elegy, qui va devenir une série sur Netflix, puis lui servir de marchepied à une carrière politique, commençant par critiquer Trump, pour retourner ensuite sa veste en faveur de ce dernier et devenir vice-président des États-Unis en 2024. C’est une Ode aux ploucs, hommage à sa famille du Kentucky, peut-être descendante de Daniel Boone. Hillbilly Elegy cherche quelquefois à imiter le genre southern gothic illustré par Erskine Caldwell et Flannery O’Connor. En réalité, l’époque a terriblement changé. Steinbeck incarnait l’Amérique du New Deal et son nouvel ordre moral, O’Connor celle du Sud profond qui résistait à cet ordre. Vance est tout sauf un plouc : passé par Yale, il est un allié de Peter Thiel, le principal penseur du capitalisme technologique de la Silicon Valley comme Elon Musk, membre de l’Heritage Foundation et du mouvement néo-réactionnaire et baroque des Lumières obscures (Dark Enlightenment) dont l’un des inspirateurs est le fameux Curtis Yarvin, alias « Mencius Molbug ». Ce dernier, nous disent les blogs sur lesquels ces penseurs diffusent leurs programmes, est inspiré par l’« accélérationnisme » de Nick Land, un philosophe venu, nous dit-on, de l’université de Warwick, où il enseignait jusqu’en 1998 la « philosophie continentale » et était inspiré par l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari dont le slogan était « Accélérez le processus » .

On ne peut pas soupçonner Vance de calvinisme, mais on peut voir dans son désir, qu’il partage avec les néo-réactionnaires, de liquider l’ordre ancien de la démocratie américaine une affinité avec le personnage puritain de Hawthorne qui voue aux flammes tout l’ordre ancien. Mais Vance n’est pas un suprémaciste blanc. On ne peut pas non plus ne pas voir une affinité entre l’accélérationnisme de Vance et la frénésie avec laquelle Trump entend faire passer ses diktats. Dans le souci des néo-réactionnaires et du trumpisme d’effacer toute trace du passé démocrate des États-Unis, de censurer au plus vite les moindres suspicions de wokisme (comme le livre pour enfants de l’actrice Julian Moore qui raconte l’histoire d’une petite fille honteuse de ses taches de rousseur), on peut voir l’écho de l’holocauste de la Terre. L’une des tendances de la cancel culture est précisément aussi celle de l’« effacer tout ». En miroir, les gens de la Silicon Valley célèbrent la chute de l’Empire romain. Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, arbore fièrement un tee-shirt sur lequel on lit : Carthago delenda est.
Ce n’est pas la première fois qu’une époque appelle à tout effacer, et celle des années 1960, que Steinbeck pressentait, n’était pas en reste. Mais on peut voir dans la nôtre, et dans les mouvements politiques qui l’incarnent, une grande aspiration à l’ignorance. C’est à présent une banalité que toute la culture d’internet et des réseaux sociaux, celle-là même dont J. D. Vance, qui a dirigé Rumble, une entreprise de la tech promouvant un algorithme douteux, est un promoteur, repose sur la production de la fausseté à grande échelle. Le rêve américain n’est décidément plus celui d’aller vers l’Ouest. Lex Luthor, à qui Trump a souvent été comparé, ne voulait-il pas faire chavirer la Californie dans le Pacifique ?
Nombre de travaux de psychologie et de sociologie des réseaux sociaux montrent que cette culture est animée par la volonté de ne pas savoir, alimentée par des mécanismes de diffusion de la désinformation de plus en plus sophistiqués. Quand on ouvre Ignorance and Bliss: On Wanting Not to Know (Farrar, Strauss and Giroux, 2024) de Mark Lilla, historien et professeur d’humanités à Columbia, on s’attend à ce que l’auteur de livres sur le déclin du libéralisme et la montée de la politique des identités (La gauche identitaire, 2017 ; Stock, 2018) et celle corrélative de la montée des réactionnaires (The Shipwrecked Mind: On Political Reaction, 2016, trad. fr. 2019) analyse ces courants sociaux et politiques de résistance au savoir. Mais son livre est très différent. Il nous raconte « son voyage intellectuel à travers la volonté d’ignorance », qui passe par la mythologie grecque et la tragédie, la Bible, la poésie et la littérature (Cervantès, Ibsen, Melville, dont il analyse avec profondeur le Billy Budd) et bien d’autres histoires. Le paradoxe central est qu’à la fois tous les hommes veulent savoir (Aristote, Métaphysique A), et en même temps ne pas savoir (Freud). Il revisite les thèmes classiques de la duperie de soi et de l’impossibilité de la connaissance de soi. Deux thèmes dominent : celui du titre, donné par un poème de Thomas Gray, qui a bien des échos freudiens, et celui donné par une citation de George Eliot dans Daniel Deronda : « On dit communément que la connaissance est un pouvoir, mais qui a considéré et mis en avant le pouvoir de l’ignorance ? » C’est le privilège des pauvres en esprit des Béatitudes, et des prophètes aussi bien juifs que musulmans, d’être ignorants et de porter la parole de Dieu sans la comprendre. C’est aussi leur privilège d’exercer ce pouvoir en le soumettant à leurs fins.
Lilla s’appuie souvent sur Nietzsche, qui remarque que les vérités les plus importantes sont celles qu’on ne veut pas savoir, et non pas celles qu’on veut savoir. Comment naviguer entre la volonté de savoir et celle d’ignorer, que cache, comme le répètent Nietzsche et Foucault, la première ? L’une et l’autre devraient nous apporter du bien, mais, comme le pharmacon du Phèdre de Platon, elles sont le remède et le poison. Ce n’est pas le but de Lilla de nous proposer des remèdes. Sa devise semble être dans ce livre celle de E. M. Forster ; « Only connect ». Si l’on en croit nombre de mythes et d’allégories dont son livre est émaillé, le bien et le mal s’équilibrent.
Dans la nouvelle de Hawthorne, le narrateur demande à celui qui contemple avec lui le brasier s’il restera de cet holocauste « rien de meilleur ou de pire qu’un tas de braises et de cendres ». « Mais certainement, répond l’homme, revenez demain matin et vous trouverez dans les cendres toutes les choses vraiment précieuses que vous avez vu livrer au feu. Pas une vérité n’a été détruite et enfouie sous les cendres, qui ne finira par être exhumée. » Quand ils eurent goûté à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Adam et Ève furent chassés par Yahweh du Paradis, pour aller vers l’est d’Éden. Mais étaient-ils vraiment mieux à l’Ouest ?