La musique et son point de côte ouest

Il semble que les États-Unis soient le seul pays à avoir organisé son imaginaire musical selon une géographie côtière. Il y a la côte est : en jazz, elle swingue plus dur. Pour ce qui est du hip-hop, elle serait plus sombre et ses productions plus inspirées par la soul et le jazz. Il y a la côte ouest, ses arrangements sophistiqués et son goût pour les sons suaves de saxophone ; son gangsta rap pétri de funk.


Cela tient-il la route ? Il faut parcourir plus de 2 400 km en voiture pour aller de Boston à Miami et plus de 1 800 entre Los Angeles et Seattle. Une catégorie esthétique qui inclurait toutes les musiques jouées dans les ports situés entre Lisbonne et Amsterdam paraît avoir peu de chances de s’implanter durablement dans les imaginaires. C’est pourtant une caractéristique récurrente de la géographie musicale des États-Unis, dont le caractère absurde pose des problèmes bien connus : généralisation outrancière qui gomme des différences musicales en réalité plus foisonnantes, chaque région possédant une identité musicale affirmée et des réseaux musicaux qui lui sont souvent propres. Surtout, que faire des 3 000 km qui séparent l’est de l’ouest ? Où leur trouver l’espace pour les entendre, s’ils ne sont qu’une frontière toujours indécise entre les deux océans ?

Faisons une hypothèse : cette capacité à abstraire les musiques est à relier à l’idée qui a le plus servi l’abstraction des espaces séparant les deux littoraux, à savoir la sanglante notion de Destinée Manifeste – dont l’histoire a cette fois été faite et remarquablement résumée par Howard Zinn (Une histoire populaire des États-Unis). Apparue dans les années 1840, alors que les États-Unis entrent en guerre contre le Mexique en décidant l’annexion du Texas, l’idée de Destinée Manifeste veut que la providence divine ait confié l’ensemble des espaces continentaux, de l’Atlantique au Pacifique, à la jeune nation des États-Unis d’Amérique. Justification théorique d’une conquête de l’Ouest déjà entamée, la Destinée Manifeste a remarquablement joué son rôle de légitimation des massacres et des guerres au cœur de l’expansionnisme du pays.

Le récit des oppositions entre côte est et côte ouest permet ainsi de rejouer cette Destinée Manifeste en plaquant de force une cohérence musicale de l’ensemble du pays – à condition d’oublier Hawaï, bien sûr. Comme si les musiques de ces immensités se résumaient à deux choses : un antagonisme entre deux camps et un dialogue entre des espaces immenses que séparent des immensités plus grandes encore. Il y a comme un modèle de campisme, dont la force perpétuée dans les récits journalistiques ou dans les discours des artistes eux-mêmes est d’autant plus marquante qu’elle est constamment démentie par la musique elle-même : les musiques des États-Unis sont traversées des sons des trains, des errances, des hoboes, des routes, des appartenances à des territoires à échelle bien plus vivante – la ville, la vallée, la plaine, la forêt, le bayou… Écouter les musiques des États-Unis, c’est souvent plonger dans des géographies où l’échelle est toujours plus grande que la fascination pour les seuls points cardinaux. « Stuck inside in Mobile with the Memphis Blues Again », « Kansas City Stomp », « Saint Louis Blues » : les lieux comptent. « Willin » de Little Feat s’écoute avec une carte routière grâce à laquelle on comprend le trajet du routier dont la chanson raconte la vie. « Strange Fruit », écrite par Abel Meeropol et chantée par Billie Holiday, s’intéresse plus au sud – les arbres méridionaux portent d’étranges fruits.

Tupac 2pac Jimi Hendrix Dossier Ouest 2025
Pochoir de Ray Charles, Jimi Hendrix, Tupac, Bob Marley, Marvin Gaye © CC-BY-SA-2.0/Adam Jones/WikiCommons

Tout comme l’idée de Destinée Manifeste, ce sont les musiques des Indiens d’Amérique qui deviennent inaudibles à force de géographies musicales aussi binaires. En premier lieu, pour la raison qu’on oublie la présence sur les littoraux des nations indiennes – les Indiens en bleu de travail de Jaime de Angulo résident en Californie. Surtout, l’abstraction extrême de ces espaces résumés à leurs deux bordures maritimes, est et ouest, fait oublier que ces terres sont d’abord celles de peuples qui se moquaient éperdument des questions de côte ouest ou côte est, et dont les musiques ne peuvent rentrer dans de telles catégories. En 1926, Frances Densmore publie à New York Les Indiens d’Amérique et leur musique, traduit en français en 2017 (éditions Allia). L’ouvrage, assez décousu dans son chapitrage, possède deux conclusions qui soulignent l’effacement des musiques indiennes au sein des cultures états-uniennes : « En conclusion, il est vivement recommandé d’étudier la musique indienne comme une forme d’expression à part et différente de notre propre musique, et d’éviter autant que possible de comparer leur structure. » Et plus loin : « Nos compositeurs le savent : le vieil Indien, emportant avec lui sa musique, disparaît peu à peu dans le Grand Silence. »

Une autre géographie musicale est possible pour les États-Unis en s’éloignant du primat des points cardinaux – il le faut pour conjurer des silences trop grands où les injustices se font oublier. Pour restituer une géographie plus juste, il faut entendre les musiques indiennes – ce qui n’a rien d’évident, puisque l’une des artistes indiennes les plus célèbres, Buffy Sainte-Marie, a vu son autochtonie publiquement remise en cause en 2023, au prix d’un scandale assez important aux États-Unis et au Canada. Pour d’autres, les doutes ne sont pas de mise : Floyd Red Crow Westerman publie en 1970 un titre à forte affirmation géographique (Indian Country), après un Custer Died for Your Sins plus célèbre. John Trudell, membre important de l’American Indian Movement – ses trois enfants et leur mère meurent en 1979 dans un incendie certainement provoqué par le FBI –, enregistre de nombreux albums, dont le lumineux AKA Graffiti Man et le ténébreux Blue Indians. Barney Bush, poète, qu’on retrouve parfois avec Trudell et Westerman dans les superlatifs et bouleversants albums produits par la maison de disque nato autour des questions indiennes : Oyaté, Left for Dead, Remake of the American Dream, A Sense of Journey. Sur ces albums, beaucoup d’autres noms : Edmond Tate Nevaquaya, Joanne Shenandoah, Robert Carlos Nakai… Ou encore Jim Pepper, saxophoniste à qui Don Cherry avait conseillé de cultiver ses origines Kaw et Muscogee dans la musique qu’il jouait. Le duo de hip-hop des Snotty Nose Rez Kids chante The Average Savage, « le sauvage moyen » : ont-ils entendu le conseil de Don Cherry ?

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Les Indiens sont présents partout dans ces musiques où pourtant on ne les identifie que trop rarement – le génocide des Indiens se poursuit dans cette invisibilité. Robbie Robertson, membre du Band et guitariste pour Dylan, a été élevé dans la réserve iroquoise des Six Nations. Taboo, des Black Eyed Peas, est d’ascendance Shoshone et Hopi. À La Nouvelle-Orléans, les Black Indians célèbrent depuis des lustres le souvenir des métissages entre les Indiens et les esclaves noirs évadés des plantations. Jimi Hendrix se disait d’ascendance Cherokee. Et bien évidemment, il y a les musiques des pow-wows, des sun dances, musiques du quotidien et des vies ordinaires qu’on a pourtant irrémédiablement arrachées à leur tranquillité.

L’antagonisme entre l’est et l’ouest recouvre ces géographies musicales dans un grand silence que peut troubler une attention à des géographies moins oublieuse du sang versé. Far West, qu’il faut écouter à la manière dont Richard Avedon photographie ses habitants entre 1979 et 1984 (In the American West) pour révéler l’immensité des visages au sein d’une géographie trop vaste pour être appréhendée avec ses seuls points cardinaux. Far West : c’est le mot, plus que l’espace qu’il désigne, qui nous éloigne de ses habitants. Richard Avedon fait oublier la géographie dans l’usage d’un fond blanc qui fait surgir les personnages dans leur si réelle présence, pour les enraciner dans un imaginaire en quête d’une précision supérieure. Que disent ces figures ? Musicalement, il faudrait trouver ce fond à partir duquel une écoute réellement présente puisse avoir lieu, loin des catégories littorales et d’un ouest fantasmé.

Dans Hit’em Up, titre emblématique de la rivalité entre la côte ouest et la côte est, Tupac enchaîne un flot ininterrompu d’injures contre les rappers et rappeuses de la côte est. De quoi convaincre n’importe qui que la question des différences entre côtes est et ouest avait son importance à l’époque – tout comme à l’écoute de ces albums de jazz qui mettaient en scène les stars de chaque côte, chacune avec ses labels dominants. Mais Tupac, nommé Tupac Amaru en hommage au révolutionnaire du XVIIIe siècle Tupac Amaru II par ses parents, membres actifs des Black Panther, dont le parrain était surnommé Geronimo au sein des Black Panthers, est aussi l’habitant d’une autre Amérique qu’on raconte moins facilement. La géographie n’a ni destinée ni manifeste, elle fuit la clarté et jubile de se recomposer tout le temps, pour que la musique se rende ailleurs, déborde, émeuve. Les clichés ont leur utilité, comme cette couverture où Sonny Rollins est habillé en cow-boy sur un disque intitulé Way Out West, comme ce cactus sur la pochette de Western Suite de Jimmy Giuffre, comme Puccini dans La Fanciulla del West, mais l’image qui demeure est comme la musique qui l’accompagne, logée dans un espace plus proche que le Far West : celui où peuvent s’oublier les conquêtes et où les êtres peuvent chanter et respirer ensemble, conspirant les musiques à même de faire résonner ce qu’il y a de la terre dans la vie des êtres.

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