L’Ouest sans y aller

À l’ouest, il y a l’Amérique, et, plus à l’ouest encore, il y a l’Ouest. Même sans l’avoir vu ou y être allé, c’est tout comme. Il n’est, après tout, pas seulement la destination du voyage, l’objet du périple. Toujours repoussé, l’Ouest a fini par s’inscrire et s’écrire en dehors de ses frontières. Les Chouans de Balzac, n’est-ce pas l’Ouest américain dans le bocage vendéen ?


Très peu de choses suffisent à son surgissement : tantôt un air d’harmonica, tantôt un ocre un peu plus vif. Une simple ligne qui coupe la case horizontalement. Son, couleur, ligne. Il y a dans l’Ouest, tout baroque qu’il soit, une sorte d’épure enfantine. Il forme un horizon fabuleux, somme de récits, de plans, de couleurs, d’images fixes et mobiles que romans, films et bandes dessinées ne cessent de réinventer – au sens où l’on invente un trésor, toujours le même.

On a oublié que, vers la fin de la Première Guerre mondiale, de jeunes poètes, les futurs surréalistes, avant d’en appeler à l’effondrement des gratte-ciels, ont connu bien des « Soifs de l’ouest », d’ailleurs vite étanchées, selon le titre d’un poème d’Aragon. Musique jazz, fascicules de Nick Carter, exploits de Pearl White dans The Perils of Pauline : on pourrait lister les manifestations de cet Ouest médiatisé. Philippe Soupault reprend et détourne le mot d’ordre d’Horace Greeley dans le somptueux « Westwego », qui forme avec les « Pâques à New-York » et « Zone » une sorte de trilogie de l’errance. Chez Soupault, l’Ouest est subsumé, c’est l’arrachement et la partance.

Plus tard, Deleuze opposera le roman américain au roman français, l’herbe à la racine, les toujours mouvants qui n’hésitent pas à passer la ligne d’horizon et les écrivains français qui « ne savent pas percer […]. Ils aiment trop les racines, les arbres, le cadastre, les points d’arborescence, les propriétés ». À cet égard, le plus américain des romanciers français est un Belge… Dans ses romans de la destinée, Simenon ne cesse de mettre en scène des personnages qui rompent leurs points d’attache et passent la ligne.

Tabernas - Désert Alméria
Désert des Tabernas (Espagne) © CC-BY-4.0/Maksym Abramov/Flickr

Go west, donc. Mais c’est un Ouest élargi, qui repousse toujours plus loin l’ultime frontière. « Mon Amérique commence en Pologne », écrit Leslie Kaplan, née à Brooklyn de parents juifs américains eux-mêmes descendants d’immigrants polonais. Si son enfance se passe à Paris, les États-Unis forment pour elle la matière concrète à partir de laquelle écrire sa vie : « Le lait français m’a toujours semblé de l’eau, plus riche, pas crémeux, pas vrai en somme, et les glaces françaises, comment dire, faibles, sans consistance. Mais les ice-creams, tellement épais, et peach, et banana» Dans un franglais à faire s’étrangler Étiemble – qui avait découvert le Japon à Chicago –, Kaplan dit avec sensibilité et humour que l’Amérique déborde ses frontières pour imprégner et colorer notre imaginaire. Combien d’écrivains, de lectrices, de cinéphiles, avec elle, pourraient écrire : « Mon Amérique commence en France » ? ou ailleurs… quelque part entre les pages d’un livre et les paysages d’un film.

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En Andalousie, par exemple, dans l’arrière-pays d’Almería. En quittant une zone industrielle sans charme, passé une butte, on voit se dérouler une longue bande rectiligne de goudron chauffant sous le soleil, et de part et d’autre de cette ligne brune le paysage ondule. C’est la sierra désertique, ocre et poussiéreuse, les monts étêtés du Tabernas, ciel bleu immense, le big sky. Tout à coup, sans s’y attendre – chaleur, somnolence entrecoupée de quelques bribes de conversation, bruit régulier de l’asphalte –, c’est l’Ouest. Le paysage me dépayse. J’entre physiquement dans cet Ouest dont je connais les dialogues et les plans par cœur. J’entre dans le film de l’Amérique, je me sens projeté dans un déjà-vu qui est celui, ressassé, de l’enfance. Se mouvoir et, tout à coup, s’émouvoir. 

J’ignorais alors que Sergio Leone avait tourné sa trilogie du dollar et ses autres grands westerns, ceux qui modelèrent le plus durablement mes fantasmes adolescents, dans le seul vrai désert européen. Je vénérais le mutisme et la silhouette mâle de l’homme sans nom. J’apprenais à mourir avec le Cheyenne, rien de moins. Je savais, et sais encore, quelle image va advenir, et cette attente jamais déçue décuple mon plaisir. Je sais qu’un sentiment de convoitise puis de dégoût va naître des gros plans sur les lèvres qui engloutissent des cerises rondes et brillantes et juteuses au début d’Il était une fois la révolution. Mon cœur se serre peu avant que le personnage de Juan Miranda interprété par Rod Steiger découvre les corps sans vie des enfants dans la grotte. J’éprouve par anticipation un sentiment de révolte à l’approche de la scène de la torture de Tuco dont les cris sont couverts par la musique d’un orchestre de prisonniers – Le Bon, la Brute et le Truand est sorti en 1964, soit deux ans après la fin de la guerre d’Algérie. Le colonialisme français avait fabriqué, un siècle plus tôt, un autre Far West.

Almería, donc. Moi, français par hasard – j’aurais aussi bien pu naître coréen comme mon frère ou ma sœur –, regardant un paysage d’Espagne autrefois filmé par un Italien qui me faisait croire que ce que je voyais, c’était l’Ouest américain : par le subterfuge du cinéma, l’histoire américaine s’écrit et se lit dans les paysages d’Europe. « Le vent d’Ouest parle », note quelque part Aragon dont le nom nous ramène en Espagne. C’est peut-être cela l’Ouest. Une voix qui s’adresse à nous, une certaine qualité du vent. L’Ouest américain n’est pas seulement en Amérique, mais partout. Il essaime, transporte ses rhizomes jusque dans le Bourbonnais. C’est un espace mobile et sentimental, donc ancré. Avant d’être une réalité géographique et géologique ou une donnée historique, l’Ouest parle à mon enfance. C’est quelque chose qui me lie à mon père, ligne de fuite et horizon fabuleux, espace de projection et de rétrospection, quelque chose comme un fil invisible rattachant les images du passé aux lieux du présent, si bien qu’il m’arrive souvent de me demander quel est le degré d’Amérique dans un paysage.   

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