Lucy Mushita nous interpelle avec force et nous rappelle qu’il est grand temps que l’Ouest s’interroge sur son comportement historique et les conséquences qui en découlent. Un texte personnel qui gagne à la hauteur de l’évidence.
Cela fait presque quarante ans que j’habite l’Ouest, pourtant je n’ai toujours pas le sentiment que j’y appartiens. C’est drôle parce que je ne m’étais jamais sentie chez moi dans ma Rhodésie natale (aujourd’hui Zimbabwe), pays alors sous un régime d’apartheid. Le gouvernement blanc classifiait les Noirs comme des citoyens de quatrième classe, après les Caucasiens, les Asiatiques et les métis. L’Occident – fidèle à sa pratique du deux poids, deux mesures – soutenait ce gouvernement tout en se vantant de son record en matière de droits humains.
La Rhodésie n’était pas un cas isolé, les États-Unis soutenaient également le gouvernement d’apartheid de l’Afrique du Sud, en maintenant Mandela sur leur liste officielle des terroristes jusqu’en 2008. Cela n’empêche pas que ses dirigeants se bousculaient pour participer à des séances photo avec Madiba (comme on l’appelait en signe de respect et d’affection) !
Comment fait l’Occident pour conjuguer esclavage, colonisation, contrôle économique postcolonial et droits humains ?

Après la révolte des esclaves – suivie de la reconnaissance par certains Occidentaux qu’il était inadmissible de s’enrichir grâce au commerce d’êtres humains en les obligeant à travailler dur sans rémunération sur des plantations de sucre et de coton –, l’Ouest s’est transformé : il a adopté une autre forme d’exploitation, la colonisation.
Dans sa Confession of Faith (1877), Cecil John Rhodes affirme : « Les Anglais sont la meilleure race du monde, plus leur zone d’occupation s’étend, mieux ce sera pour la race humaine ».
Motivé par une même conviction de supériorité, Bismarck a présidé la conférence de Berlin (1884) qui établit les règles régissant la colonisation de l’Afrique. Prise en tenaille entre les puissances européennes engagées dans une lutte féroce, l’Afrique a vu les pires atrocités imaginables : meurtre ; pillage ; destruction utilisée pour s’accaparer des terres ; établissement de frontières artificielles ; séparation des gens de leurs communautés.
Une fois qu’il eut fait du Congo sa propriété privée, le roi Léopold II de Belgique avait l’habitude de faire couper les mains des enfants dont les parents n’avaient pas atteint le quota de caoutchouc qu’ils étaient censés récolter.
En Rhodésie et en Afrique du Sud, les gouvernements ont instauré l’apartheid, dont les lois prévoyaient la peine de mort pour les hommes noirs ayant couché avec des femmes blanches, et cela pendant que les hommes blancs abusaient des Noirs des deux sexes.
Dans les années 1960, après que la plupart des colonies eurent acquis leur indépendance, au lieu de les traiter comme des égaux, l’Occident a imposé des règles d’échange commercial afin de garder le contrôle. Ensuite, l’Ouest s’est rendu compte qu’il avait besoin d’aide pour combler une pénurie de main-d’œuvre pour de menues besognes, donc il a fait venir des gens du Sud – ou contraint des ouvriers coloniaux –, avec comme projet de les jeter une fois qu’ils ne seraient plus utiles.
Lorsque l’Ouest s’investit dans l’extraction des ressources naturelles du Sud, les sociétés sont désinvoltes à l’égard des normes environnementales. Prenons le cas de Shell, société qui pendant plus de cinq décennies a pollué impunément le delta du Niger. Aujourd’hui, la nappe phréatique n’est plus propre à la consommation animale ou humaine : le pétrole non raffiné a pénétré le sol, pourrissant les racines des arbres, la végétation et les cultures ; on estime qu’il faudra entre vingt-cinq et trente ans pour nettoyer la brousse, les rivières et les mangroves qui autrefois fournissaient du gibier, des poissons et des fruits de mer aux communautés du delta. En outre, les populations côtières doivent continuer à concurrencer les chalutiers illégaux pour la pêche, ceux-ci battant pavillon sénégalais dans l’océan Atlantique.

L’Ouest ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Il n’est pas possible d’imposer au Sud, à travers le FMI et d’autres institutions, une politique économique destructrice tout en armant des despotes et en encourageant des guerres locales. S’il cherche à minimiser le nombre de réfugiés économiques, l’Ouest ferait mieux de ne pas détruire la capacité de production de ses anciennes colonies, de ne pas collaborer avec des fonctionnaires et des politiciens corrompus.
Au lieu de cela, l’Ouest devrait respecter les normes environnementales globales, payer le prix du marché pour les ressources qu’il achète au Sud ainsi que les tarifs associés. Autrement dit, si l’Ouest traitait ses anciennes colonies en égaux, l’Afrique serait capable de développer ses industries et ses habitants n’auraient pas à risquer leur vie en traversant la Méditerranée.
Il est grand temps que l’Ouest s’interroge sur son comportement historique et sur les conséquences qui en ont découlé.
Il est grand temps que l’Ouest essaie d’imaginer quel aurait pu être le résultat s’il n’avait pas agi dans le monde entier dans le but de détruire et de piller, le tout sous couvert de conversion ou d’entreprise de « civilisation » de peuples qui n’avaient rien demandé.
Il est grand temps que l’Ouest prenne la mesure de sa chance, qu’il admette que les réfugiés économiques ne demandent rien d’autre que des emplois, que leur intention n’est pas de couper les mains des enfants, d’incendier des maisons, de piller des musées et des cathédrales, ou d’obliger l’Occident à parler leur langue ou à prier leurs dieux.
Cela ne serait absolument pas civilisé.
Texte traduit de l’anglais par Steven Sampson
Lucy Mushita est écrivaine. Dernier livre paru : Expat blues (Project’îles, 2024).