À chaque mois son dicton. La bourlingue est à mai ce que les fiertés sont à juin. Pour s’emparer de ces sujets, EaN a choisi d’évoquer le premier roman de Jean Ciantar. S’imprégnant des codes du western, La Ballade des garçons-poussière suggère astucieusement que l’on peut faire résonner les récits intimes de jeunes garçons homosexuels dans une littérature dont les références dominantes excluent ces figures.
On se souvient de la laverie dans le Far West de Lucky Luke, mais il fallait le travail attentif d’historiens pour que soient exhumées d’autres activités de blanchisserie, effaçant l’existence de cowboys afro-descendants dans le récit de la conquête de l’Ouest. S’agirait-il de la même manigance au sujet de l’orientation sexuelle de ces messieurs ? Viril, odorant, violent, suant, taiseux, solitaire, le cowboy est l’élixir même de la masculinité 1.0. Cela va sans dire, il aime les femmes ; la question ne se pose pas, n’existe pas, d’une attirance qui serait autre (quoiqu’ils nourrissent aussi des passions pour leurs montures, mais passons).
Alors que le western classique a passé son âge d’or, s’annonce au loin l’ère du « post-western », celle qui subvertit les codes. Les minorités sexuelles et de genre participent à ce renouveau. Il est désormais possible de frémir de la passion qui brûle entre deux hommes dans Le Secret de Brokeback Mountain (2005). Les santiags ressortent des placards, les garçons avec, lorsque l’artiste Lil Nas X bouscule les genres avec du country rap en 2018. En tenue de cowboy rose à faire défaillir les photorécepteurs, il déclarait ouvertement avoir les hommes dans son viseur. Pour les fondamentalistes du western, c’est mal magner le colt et se tirer une balle dans le pied.
La Ballade des garçons-poussières pourrait faire un pied de nez à ces controverses, non pas en renversant encore une fois les codes, mais en les embrassant. Tout compte fait, le western ne serait-il pas un genre qui s’accorde avec la narration des amours homosexuelles ? Essayons avec ce premier roman. Jeune garçon dans la vingtaine, Yacob Piro occupe ses journées à travailler un peu, à randonner et à sillonner solitairement la vallée dans son gros truck avec sa chienne Thérèsa. Souple, plutôt sec, il traîne pourtant dans sa mémoire une question qui l’alourdit depuis dix ans. Pourquoi David Duverney, un amour de jeunesse qu’il avait fréquenté pendant deux semaines minces et inespérées, s’était-il pendu ?
Solitaire, taiseux, mystérieux, notre Yacob colle au profil du cowboy – un peu rafraîchi tout de même, il paraît qu’il utilise un smartphone. Ôtons-lui son chapeau et il apparaîtra « suspect dépravé hors-norme », en retraite du monde parce qu’il aimait les hommes. Dans sa petite ville, difficile de l’imaginer autrement que conservatrice, Yacob est traversé au quotidien par cet aveux douloureux : « Mon pays ne veut pas de gens comme moi ». Sans attache, pratiquement sans famille, le cowboy n’est qu’un homme de passage souvent lancé dans une quête. Ou serait-ce une fuite ? Quête et fuite de soi, c’est le livre de Yacob.

La trame du western s’y prête bien : l’aventure, élan salutaire vers les autres, requiert une définition minutieuse de ce que contiennent ces nouvelles interactions dans le monde des minoritaires. L’aventure, pour un jeune gay, est un coffre à double fond. La joie de la découverte se mêle à l’appréhension de la rencontre. Yacob croisera des hommes, des femmes, qui nourrissent en lui une peur qu’il a appris à domestiquer, à garder à l’intérieur de lui, avec laquelle il a appris à s’enfermer – le cowboy ne vacille pas, il s’endurcit dans la solitude.
Dans son pays comme ailleurs, à son époque du moins, la première impression que les autres ont de lui est une épreuve singulière. Le jeune homme navigue en permanence entre vérité, mensonge et silence, ce que requiert cette identité dans un pays qui lui est hostile. « Aimer un garçon est un combat » : Aimer un garçon, c’est accepter d’essuyer le refus de l’être aimé. Comme un mégot jeté nonchalamment dans une prairie trop sèche, aimer un garçon, c’est aussi sentir ce refus s’étendre à celui d’une société.
Le titre du livre sonne juste. Isolé avec sa chienne qui, sans grande surprise, est peu bavarde, Yacob se protège dans le flou qu’il maintient autour de lui. Les garcons-poussière grandissent dans une métaphore de particules volatiles. Oscillant entre le désir d’être vu, reconnu par les semblables et la crainte d’être repéré et méprisé par les autres, la poussière protège et empêche. Traduit en cowboy, ce serait un branchage volontairement mal accroché derrière la monture, qui laisserait apparaître les traces de sabots d’un des flancs en effaçant soigneusement celles de l’autre.
Contrairement au cowboy qui ne chercherait d’issue que la sienne, Yacob laisse des traces pour les suivants. Il prendra sous son aile le petit frère de David, qu’il accompagne scrupuleusement dans son devenir d’homme en veillant à apprivoiser la violence qui l’accompagne. L’image du solitaire se dissout doucement pour laisser entrevoir la formation d’une nouvelle famille dans la minorité.
Une des belles réussites de ce livre tient à l’existence d’hommes inattendus, qui expriment des masculinités tâtonnantes loin de l’uniformité du « mâle » : « Je dis juste que / Tu dis rien Duverney / Je dis juste que les hommes ont des besoins / Parce que t’es un homme toi ?/ Je parlais des hommes en général / Si la fille dit non c’est non. Un homme comprend ça ». Des hommes en particulier, voilà ce que Jean Ciantar parvient à capturer. Ceux qui se cherchent, s’échauffent, osent se frotter à la question : « – Vous avez un genre de signe pour vous reconnaître ? / Quoi? / Je demande c’est tout. / On peut avoir une intuition. Souvent, c’est suffisant ». Yacob se fie aux apparences et s’en méfie, déchiffre les gestes, toutes ces bribes d’information à récolter et qui, parfois, contreviennent à ses déductions lorsque les attirances se tissent dans les relations.
Contre toute attente, les pères apparaissent sympathiques. Celui de Yacob lui apprend à se défendre lorsqu’il découvre que son fils préfère se rouler dans le foin avec des garçons. Quant à celui de David Duverney, on apprend qu’il s’était prononcé contre la thérapie de conversion imposée à son fils. C’était la volonté de la mère, qui reste souvent cantonnée au rôle de confidente compréhensive face au père, dans des récits similaires. De l’autre côté de la frontière, dans un pays qui ressemble au Mexique, le père du garçon que fréquente Yacob comprend vite pour qui son fils en pince. Il lui donne son absolution sans sourciller. Des pères qui semblent plutôt éloignés de la réalité, des figures qui essaimeront peut-être dans les imaginaires ?
Il y a les pères qui croyaient au ciel, ceux qui n’y croyaient pas et ceux qui y croyaient un peu trop. Celui qu’on nomme le Padre Daniel dirige la congrégation. Lui, Yacob l’a dans le viseur. Pour cause, c’est dans son camp de la Redencion que David Duverney passait ses étés à prier pour que ses désirs correspondent aux projets du Seigneur. Pour assurer l’intensité de l’aventure, Jean Ciantar a considéré que son héros avait la trempe pour délivrer les jeunes du camp face à des prêtres qui pourraient dissimuler des porte-kalach sous leur soutane – l’invincibilité du cowboy, agaçante comme les sept vies de Tom Cruise. Son projet ne comporte qu’une phase A : ouvrir les portes du bagne pour « leur offrir un vrai été ». Sur le plan stratégique, Clausewitz aurait été de bon conseil. Sortir du camp, soit, mais quel enfant désire revenir dans un foyer qui offre des séjours en enfer ?
Qu’importe, il faut reconnaître que La Ballade des garçons-poussière rejoue par la littérature l’actualité sur les thérapies de conversion pour « guérir de son homosexualité ». Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre avaient publié un livre-enquête, Dieu est amour. Infiltrés parmi ceux qui veulent « guérir » les homosexuels (Flammarion, 2019), doublé d’un documentaire, Homothérapies, réalisé par Bernard Nicolas. Depuis, de rares témoignages ont paru et la fiction s’est tenue trop silencieuse. Lonesome cowboy, comme on dit.