Darwich, la mémoire vive du poème

Relire Mahmoud Darwich (1941-2008) aujourd’hui est plus que nécessaire pour penser la Palestine par-delà les discours de circonstance et les images convenues ou réductrices. Darwich n’était pas qu’un poète national, celui d’un peuple, d’une terre ou d’une cause ; son œuvre est l’incarnation même de ce que peut la poésie comme mémoire vive face à la violence de l’histoire.

Mahmoud Darwich | Et la terre se transmet comme la langue. Trad. de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar. Actes Sud, coll. « Babel », 144 p., 7,40 €

On retrouve toute la force et la vivacité du projet poétique de Darwich dans cette nouvelle anthologie, qui rassemble sept poèmes publiés initialement entre 1986 et 2009, traduits par Elias Sanbar et ayant en commun, comme le souligne l’éditeur, « leur souffle épique ». Avec Darwich, l’épopée est portée avant tout par la langue qu’il ne cesse de travailler dans le sens de la tragédie palestinienne, avec une dimension universelle de plus en plus prégnante dans ses derniers recueils. Le titre de l’anthologie incarne cette dynamique : la langue, comme la terre, est autant une expérience poétique qu’un lien organique destiné à être partagé et préservé.

Comme souvent chez Darwich, la mémoire est le lieu de toutes les tensions que traverse le poète : « Et je dois oublier mes dernières défaites pour voir l’horizon des commencements ». Le premier poème de l’anthologie, « C’est une chanson », écrit en 1985 après que Darwich eut frôlé la mort l’année précédente lors d’une crise cardiaque suivie d’une première opération du cœur, donne à lire une introspection poétique marquée par le paradoxe : « J’ai défendu ce qui était mien et qui m’échappe dès que ma main le saisit ». L’épreuve personnelle résonne avec le destin collectif et le « je » du poète semble s’étendre pour embrasser le destin du sujet palestinien : « Nul autre maître que mon sang ». Entre présence et absence, vécu et devenir, le poète ne cesse de projeter sa parole et ses actions : « Je serai ce que contiendront mes mains d’horizon / Je réorganiserai les chemins sur mes pas / Je serai ce qu’était ma vision ». Si le poème est empreint d’interrogations lancinantes, certaines résonnent de manière plus intense une fois relues en regard de la guerre génocidaire que subit la bande de Gaza depuis près de deux ans :

Combien devrons-nous encore attendre

Au fond d’un abîme, à enseigner à notre âme sa messe et ses homonymes

À ramener aux noms des résidents qui ont oublié les leurs pour nous suivre

Et troquer leur sang contre les grenades du lointain ?

Dans le deuxième poème, qui donne son titre à l’anthologie et dont la traduction a été remaniée, la chanson laisse place à un chant encore plus épique :

Ô chant, prends les éléments

fais-nous

gravir les coteaux

et descendre les vallées,

va le chant,

tu es au meilleur fait du lieu,

du temps

et de la force des choses en nous.

Quand le chant se confond avec une « pierre qui écorche le soleil », le lecteur averti reconnaîtra l’allusion à la première Intifada déclenchée fin 1987. Là encore, le poète se joint à la marche collective de son peuple tout en enchaînant les oxymores qui condensent le destin palestinien : « Emmène-moi à moi / qu’à ma fête je me joigne à mes funérailles ». Comme à son habitude, Darwich s’emploie ici à étendre les repères spatiotemporels, citant Adam et Caïn, Saba et Qoreish, Tyr et Athènes, le Tigre et le Nil, la bible de Canaan et le théâtre des Romains. L’évocation de l’exil est souvent l’occasion de dire le lien entre l’ancrage et le souvenir, entre la distance et le retour. En martelant le refrain « Et la terre / se transmet / comme la langue », Darwich rappelle en filigrane que la lutte de son peuple est inscrite dans une continuité que rien ne pourra rompre, ni les pertes humaines ni les déplacements forcés. Toujours prêt à se remettre « en marche vers l’existence », le poète livre sur un ton incantatoire ce qui reste de l’accumulation des exils et de la naissance sans fin des rêves.

Et la terre se transmet comme la langue Mahmoud Darwich
Mahmoud Darwich © CC BY-SA 3.0/Emna Mizouni/WikiCommons

Dans le troisième poème, « Nous choisirons Sophocle », écrit en 1992, l’attachement viscéral à la terre palestinienne a des accents mélancoliques : « Nous brandissions les toits des maisons / pour que les ombrages s’habillent de nos corps. / Nous célébrions les fêtes de la vigne et de l’avoine / Et la terre parait nos noms du sien et des iris ». Pour autant, Darwich continue de jeter des passerelles entre le passé et l’avenir, faisant du poème à la fois la mémoire vive de son peuple et le lieu de proclamation de ses droits inaliénables, inscrits dans le souffle conjugué de la terre et de la parole :

Mais la fête de l’avoine nous appartient,

Jéricho nous appartient et nous appartiennent

nos traditions dans les louanges des demeures

et la culture du blé et de la marguerite.

Dans le poème, la figure de Sophocle incarne la capacité de la poésie non seulement à saisir et à restituer la tragédie palestinienne, mais aussi à se libérer du piège de l’oppression : « Il faudra une mémoire pour qu’à la fin / nous choisissions Sophocle qui brisera le cercle ».

Dans le quatrième poème, « Comme le tatouage d’une main dans la Mu’allaqa du poète antéislamique », Darwich entreprend, sur un mode dialogique, une remontée vers l’origine, méditant l’apprentissage de la langue, le déchiffrement des images et la découverte de la double réalité de l’appartenance et du déracinement : « Personne ne m’avait dit que ce lieu s’appelait patrie, / qu’au-delà de la patrie il y avait des frontières / et derrière les frontières un autre lieu à nous destiné / nommé dispersion et exil ». Le poète s’emploie à décrire son lieu d’ancrage avec son âme et ses attributs, mais aussi ses altérations causées par l’action d’un bulldozer ou exacerbées par la douleur de l’éloignement. Là encore, la poésie demeure associée à la marche incessante, à l’empreinte que prélève l’écriture dans la mémoire pour la reproduire au présent :

Voici nos traces comme le tatouage d’une main

dans le poème suspendu

du poète antéislamique,

elles passent par nous et nous passons par elles,

dit celui que j’étais quand je ne connaissais pas

les mots

pour connaître les noms des arbres…

et nommer par leurs noms les oiseaux

rassemblés en moi

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Écrits quelques années avant sa mort et publiés à titre posthume en 2009, les trois poèmes suivants se distinguent par leur capacité à condenser la réalité palestinienne dans des séquences brèves mais criantes de vérité, animées d’une tension permanente entre l’observation du présent et l’élan vers l’éternité. Dans « Ici. Maintenant. Ici…et maintenant », poème en trois temps, le « nous » de Darwich devient plus que jamais la voix d’un peuple enfermé dans sa précarité et piégé par ses rêves en suspens : « Et nous possédons une moitié de vie, / une moitié de mort, / des projets d’éternité…et d’identité ». Au terme d’un véritable travail de mise à nu poétique, les morts sont appelés à « retranscrire leurs noms » et les vivants à marteler sans cesse leur présence.

Prolongeant le thème de la quête et du déplacement, le poème « Dans la gare d’un train tombé des cartes » brosse le portrait d’un poète toujours aux prises avec un « réel corrompu » et une mémoire endolorie qui renouvelle l’exercice de l’autocritique : « Nous étions bons et naïfs. / Nous avons dit : Ce pays est le nôtre, / aucune maladie venue d’ailleurs ne frappera / le cœur de la carte ». Sur le quai d’une gare où défilent les leçons et les désillusions de toute une vie, le poète chante ses intuitions, lutte contre ses souvenirs et traque les signes de son fantôme en quête d’une harmonie intérieure et d’une fusion salutaire avec le paysage :

Je vois les palmiers épurer la langue classique dans mon langage.

Je vois comment les fleurs d’amandier

exercent ma chanson à une joie soudaine.

Je vois ma trace et je la suis.

Dans « Le lanceur de dés », Darwich interroge la part du hasard dans la construction de son identité individuelle et collective. Souvenirs d’enfance, amours de jeunesse, peur de perdre les siens, érosion du sens du lendemain, mort évitée de justesse : le poème est toujours « un lancer de dés / sur un carré d’obscurité ». Déclinant les scénarios alternatifs et les vies de rechange, le poète n’en demeure pas moins attaché à la langue, cette arme miraculeuse qu’il aiguise d’un poème à l’autre : « Même à cheval sur le vent, / je ne peux me défaire de l’alphabet ». La vie, comme la poésie, est une suite de hasards qui finissent par « décevoir le néant » et renforcer la conscience du présent.

Entre méditations intimes et chevauchées poétiques, la plume de Darwich revient toujours au vécu palestinien pour réécrire la douleur et façonner la promesse. Comme un signe de cet ancrage à la fois historique et politique, individuel et collectif, l’anthologie se referme sur deux poèmes courts qui disent la Palestine tragique et éternelle. Dans « Muhammad », écrit en hommage à Mohammed al-Durah, l’enfant tué derrière l’épaule de son père en 2000, la voix de Darwich se fait à la fois lyrique et lucide, faisant du « sang superflu » de l’enfant palestinien le lieu d’une réflexion sur la répétition de la violence infligée à tout un peuple :

Son chasseur aurait pu y penser à deux fois,

se dire :

Je l’épargnerai

en attendant qu’il sache épeler correctement

sa Palestine,

je l’épargnerai maintenant, en gage de ma conscience

et l’abattrai, plus tard, lorsqu’il se révoltera.

Dans le dernier poème, « Ils n’ont pas demandé : qu’y a-t-il par-delà la mort ? », la vie palestinienne est à la fois ce « fardeau » sur les épaules de l’humanité et ce désir de liberté qui tend toujours vers l’au-delà. Comme ailleurs dans cette anthologie qui célèbre la mémoire du grand poète disparu il y a près de dix-sept ans, on relit les mots de Darwich en pensant à l’ordalie de Gaza :

Notre vie est d’être comme nous le voulons.

Nous voulons vivre un peu, pour rien…

par respect

de la résurrection après cette mort.

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