Deux reportages

Voici deux livres, signés Michel Jean et Fabien Clouette, qui ont pour intérêt d’entrer dans une sorte de Bibliothèque d’Éducation et de Récréation contemporaine, et de révéler des réalités mal connues parce qu’elles correspondent à des expériences très particulières, soit exotiques (pays lointain), soit proches (notre Bretagne, avec quelques excursus au Portugal ou aux États-Unis), mais correspondant à des événements dont l’observation est réservée à un petit lot d’amateurs ou de chercheurs.

Michel Jean | Qimmik. Seuil, coll. « Voix autochtones », 202 p., 20 €
Fabien Clouette | Des vies océaniques. Seuil, 230 p., 22 €

Le premier reportage, fortement romancé, est celui qui correspond le mieux à l’ancien schéma de Jules Hetzel exhaussé au rang d’œuvre d’art par Jules Verne. Il ne saurait concurrencer les Voyages Extraordinaires. Son intrigue sentimentale téléphonée – une jeune avocate québécoise d’origine inuite, appelée à défendre un vagabond du Grand Nord assassin de deux policiers retraités, découvre après une longue enquête les motivations de son client et du même coup sa propre histoire d’enfant adoptée – n’offre guère de suspense addictif.

Quant au style, correct au sens des ateliers d’écriture, il est journalistique, toutefois mesuré, en somme passe-partout. Le seul véritable mérite du livre, qui se lit sans ennui, est documentaire. Il permet de mesurer le mépris et la férocité des colons canadiens qui ont longtemps tenté de faire rentrer dans le rang des prétendues valeurs, notamment catholiques, de la civilisation occidentale des peuples nordiques animistes qui savaient maîtriser une nature terriblement pauvre et dangereuse et furent déboutés de leur culture et de leurs droits. La destruction systématique, dans les années 50/60 de l’autre siècle, des chiens de traîneau de race « qimmick » y a imité celle des bisons indispensables aux Afro-Américains cent ans plus tôt et plus au sud par les ancêtres du Flower Power : autant de raisons de ne pas être fier de la diaspora européenne du proche passé vers les Amériques. Le rappel de ces exactions est salutaire. Il devrait permettre en particulier de comprendre pourquoi, aujourd’hui encore, les peuples premiers du Canada résistent aux gentils éducateurs, honteux des crimes de leurs pères, qu’on envoie de Montréal au-delà de Chibougamau pour essayer de réparer l’irréparable.

Michel Jean, Qimmik, Seuil, 2O2 pages, 20 euros

Fabien Clouette, Des vies océaniques
Vue aérienne d’un rorqual © CC0/WikiCommons

L’enquête serrée de Fabien Clouette, chercheur breton du CNRS, est pourtant d’une tout autre qualité, en ce que d’abord elle demeure presque strictement scientifique et ne prétend pas à la littérature. Certes, les quatre mammifères marins, un phoque gris, un grand dauphin, un rorqual (c’est-à-dire une baleine à peine moins grande que la bleue qui détient le record de la taille et du poids parmi les vivants de notre monde), une orque cogneur de voiliers, d’origine ibérique, dont l’auteur-chercheur raconte en détail les biographies, portent un nom, ce qui en fait des personnages quasi romanesques et leurs histoires riches en péripéties, en accidents (parfois mortels), en mystères, pourraient fournir un matériau idéal pour tel biopic hollywoodien.

Mais, avec une rigueur qui suscite la plus complète approbation, Fabien Clouette a adopté une fois pour toutes une démarche savante – plus que strictement scientifique, car son sujet est aussi sociologique et philosophique – qui, loin de rendre austère son propos, lui confère, au-delà de la pertinence, une véritable portée intellectuelle. On soulignera que, contrairement aux préjugés éditoriaux qui souvent empêchent chez nous la vulgarisation, le fait d’être un participant direct (marin, pêcheur, plongeur, poseur de bagues d’identification, l’auteur est un praticien accompli) ajoute au récit circonstancié des rencontres entre l’homme et l’animal d’une ethnie si proche de la nôtre une authenticité indéniable.

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Car c’est bien de rencontre, en effet, qu’il s’agit, et de l’immense surprise créée par la rencontre. On croit savoir par la télévision, qui a transformé en pistes de cirque les delphinariums en exploitant l’humeur folâtre des dauphins, à quel point le contact entre l’animal humain et ces créatures originellement terrestres retournées à l’océan est gratifiant, ludique. Bien des gens en concluent à une proximité solide entre nous et eux, qui finit par une assurance que l’anthropomorphisme ici trouve sa légitimité et qu’en somme presque autant qu’à nos camarades les singes dits supérieurs il ne manque aux cétacés que la parole.

L’auteur fait plus que bousculer cette innocence. Sans raideur rhétorique, il montre que les sentiments attribués à ces mammifères façonnés par un tout autre environnement que le nôtre nous demeurent étranges, leurs comportements (familiarité, agressivité, réaction devant la maladie et la mort) posant des problèmes d’interprétation souvent insolubles. En s’appuyant sur les connaissances acquises par les équipes spécialisées, en présentant de manière objective les tiraillements entre scientifiques et amateurs aux réactions émotionnelles, en rappelant avec précision à quel point est délicate la cohabitation entre un presque chien fidèle comme le phoque et celui qui cherche à faire ami-ami avec lui, en rapportant les règles de bon voisinage, les statistiques d’échouage et les lois encadrant celui-ci sur les bords de mer et près des ports, il place dans une juste perspective l’immense défi que c’est d’essayer de comprendre et de gérer l’autre (relatif peut-être, mais rien n’est moins sûr) sur les mêmes lieux d’exploitation des ressources de vie en communauté, ou de jeu.

Plus profondément, l’expérience contradictoire de l’altérité et du compagnonnage plus ou moins affectif avec les vrais habitants de la mer pose la question vertigineuse de l’intelligence et de la conscience, peut-être de la perversité animale : en quoi nous ressemblent-ils, pourquoi si différents, pourquoi si proches ? Pourquoi surtout, chez eux, tant de « personnalités » ?

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