« Pour elle, l’idéal anarchiste était plus qu’un rêve d’avenir, c’était un guide de la vie quotidienne, qui ne souffrait pas de compromis », écrivait le journal anarchiste britannique Freedom en août 1912. Le livre d’Alice Béja, spécialiste des États-Unis et des rapports entre littérature et politique, commence par cette citation à propos de la mort précoce, à quarante-cinq ans, de Voltairine de Cleyre, survenue deux mois plus tôt.
Après une copieuse introduction intitulée « Vivre en anarchiste », le livre est divisé en cinq chapitres, chacun étant accompagné d’une lettre, construction originale dans laquelle l’autrice de cette biographie s’implique personnellement en évoquant ses propres expériences et en projetant ainsi l’écho du passé dans le présent. Le dernier chapitre, « Souffrance et émancipation », se termine, comme les autres, par une lettre d’Alice Béja qui évoque les souffrances nées d’un militantisme vouant une fidélité sans faille à ses principes.
Voltairine de Cleyre est tombée dans l’oubli jusqu’à l’ouvrage que lui a consacré en 1978 Paul Avrich, historien états-unien spécialiste de l’anarchie : « une forme de sainteté marquée par le sacrifice et la solitude », écrit dans Mélancolie ouvrière Michelle Perrot à propos de la syndicaliste Lucie Baud, caractéristique que l’on pourrait attribuer aussi à Voltairine. Mais une part de la correspondance de cette dernière a été détruite à sa demande parce qu’elle ne voulait pas que son image de militante ascétique fût brouillée par la mélancolie et ses doutes exprimés dans les lettres à ses proches ainsi que par les traces de sa sensibilité – des fleurs séchées retrouvées dans une enveloppe, l’évocation de ses chats et de ses poissons rouges ou tout simplement de ses tumultueuses relations amoureuses.

Voltairine de Cleyre est née en 1866 dans une famille modeste du Michigan rural, d’un père socialiste et libre-penseur mais qui envoie sa fille au couvent. Et c’est contre le couvent symbole de l’oppression et l’éducation religieuse des enfants que débute, dans un premier cercle de la libre-pensée, le militantisme de Voltairine qui prend vite la forme de tribunes dans les journaux et de discours dans des conférences publiques. Elle se bat dans le même temps pour l’émancipation des femmes car à ses yeux « toutes les églises prêchent la paix sur terre aux hommes de bonne volonté, mais jamais aux femmes » (1888). Elle se rapproche des anarchistes après la pendaison en novembre 1887 de quatre d’entre eux accusés d’avoir posé une bombe au Haymarket de Chicago ; mais c’est par la critique de la religion qu’elle en vient à l’anarchisme. Elle milite ensuite à Philadelphie de 1891 à 1910, puis s’installe à Chicago où elle meurt en 1912. Elle est passée progressivement d’un anarchisme individualiste partisan de l’amour libre à un anarchisme qui critique le capitalisme et veut abolir l’exploitation du travail. C’est une féministe radicale qui écrit en 1890 : « Que la femme se demande : ’pourquoi suis-je l’esclave de l’homme’. ‘Pourquoi dit-on que mon cerveau n’est pas l’égal du sien’ ? […] que chaque femme se pose la question ».
La même année, devant une convention de femmes acquises à la cause du suffrage, elle refuse, fidèle à l’anarchisme comme Louise Michel en France, de considérer que le droit de vote peut apporter une plus grande liberté. Elle compose une généalogie des femmes révoltées depuis la philosophe Hypatie d’Alexandrie, en passant par Mary Wollstonecraft à qui elle s’identifie et par l’ancienne esclave abolitionniste Sojourner Truh (1797-1883). Voltairine critique le mariage comme une forme de prostitution légale et développe une autre vision des liens entre hommes et femmes fondés sur l’amour et sur le droit de ces dernières à choisir leurs partenaires sexuels, ce qui la fait passer pour une prostituée. Les anarchistes reprennent dans leurs publications et leurs collectifs éphémères les théories utopistes de Charles Fourier (1772-1837) et dénoncent dans des conférences « le viol conjugal ». La répression s’abat sur les journaux, et les femmes qui y prônent l’amour libre sont considérées comme « obscènes ». Voltairine de Cleyre dénonce « l’esclavage marital » et refuse tout compromis par rapport à ses principes. Elle donne naissance à un fils, mais elle s’enfuit et abandonne son éducation à son père. Elle défend en revanche la collectivisation et la professionnalisation de l’éducation des enfants. Hommes et femmes forment selon elle deux classes antagoniques : elle pense que la domination masculine ne procède pas seulement des institutions mais aussi des individus, y compris pour les anarchistes.
La criminalisation des anarchistes au tournant du XIXe et du XXe siècle s’applique à leurs discours mais aussi à leurs actes. Des attentats ont eu lieu en Europe et les États-Unis promulguent une loi interdisant aux anarchistes étrangers d’entrer sur le territoire du pays. La répression s’intensifie après l’assassinat du président McKinley en 1901 : s’ensuivent arrestations, interdictions de réunions, poursuites judiciaires. Voltairine de Cleyre riposte en dénonçant, parfois avec humour, l’arbitraire de la violence d’État, et en construisant un tableau de héros et d’héroïnes, un « martyrologe », accompagné par les commémorations de la Commune de Paris et de l’exécution des anarchistes accusés d’avoir lancé une bombe le 1er mai 1886 au Haymarket de Chicago.
Voltairine de Cleyre elle-même est la cible, en 1902, d’une tentative d’assassinat commise par un jeune juif émigré qui fut son élève, contre lequel elle refuse de porter plainte, dans la lignée de Malatesta ou d’Emma Goldman, en arguant de la violence d’État responsable de toutes les violences individuelles. Progressivement cependant, face à la répression, les anarchistes, et en particulier Emma Goldman, s’éloignent de la dénonciation de cette violence d’État pour tenter « d’américaniser l’anarchisme » en revendiquant le droit à la liberté d’expression garanti par le premier amendement de la Constitution des États-Unis (évoqué largement aujourd’hui dans un tout autre contexte !).
À partir de 1906-1907, cette Américaine qui écrit en anglais est un exemple mis en avant pour éloigner l’anarchisme des cercles immigrés paralysés par la surveillance policière. En janvier 1909, elle publie un texte intitulé « Anarchism and American Traditions » qui exalte « le fier esprit de nos ancêtres qui plaçaient la simple dignité de l’humain au-dessus des atours de la richesse et de la classe » et présente les pères fondateurs comme des hommes attachés à la liberté et à la limitation du pouvoir étatique (en occultant cependant l’extermination des Amérindiens et la mise en esclavage des Africains-Américains). Défendant les libertés accordées par la Déclaration d’indépendance, elle entre en conflit en 1909-1910 avec Emma Goldman sur la tactique à suivre : s’appuyer comme le souhaite cette dernière sur les intellectuels et les philanthropes bourgeois ou recentrer le travail de propagande sur les pauvres et les personnes déshéritées comme le demande Voltairine. Elle ne promeut pas la violence, mais, paradoxalement, elle reconnait que le recours à l’action directe peut engendrer une violence collective parfois inévitable.
Voltairine de Cleyre pratique assidument pour vivre et faire vivre sa mère des activités d’enseignante (cours de langues et cours du soir) et de traduction dans différentes langues liées à son activité politique ; elle a appris le yiddish à Philadelphie. Alice Béja emploie à son égard l’expression curieuse « d’anarchisme traductionnel » et, plus couramment, les historien.nes font référence à son « anarchisme transnational » en rapport avec les pratiques diasporiques des communautés anarchistes aux États-Unis, polyglottes et multiethniques.
Voltairine déménage en 1910 à Chicago, engagée dans une propagande pour l’éducation des enfants inspirée du pédagogue catalan Francisco Ferrer : opposition à la mainmise de l’Église et de l’État sur l’enseignement, à l’autorité du maître ; respect de l’autonomie des élèves et des individualités. Arrêté pour organisation de l’insurrection de Barcelone en juillet 1909, Ferrer est fusillé le 13 octobre et devient un martyr célébré dans le monde entier. Des dizaines d’écoles modernes ouvrent aux États-Unis. Voltairine traduit les textes de Ferrer sur « l’École rénovée » et son livre L’École moderne, mais elle reste sceptique sur la possibilité de faire fonctionner des écoles modernes autonomes, l’éducation ne devant pas relever pour elle d’un projet politique. À ses yeux, il vaudrait mieux convaincre les enseignant.es des écoles publiques de modifier leurs pratiques pédagogiques.

Depuis l’enfance, Voltairine de Cleyre est rongée par une maladie qu’elle a appris à dépasser. Un mal-être psychique la plonge régulièrement dans la dépression (on disait mélancolie au XIXe siècle). Sa vie militante est régulièrement perturbée par des douleurs insupportables ainsi que par des épisodes dépressifs. Elle est habitée par la conscience de sa propre mort, façonnée par la célébration des nécrologies militantes. C’est un monde en souffrance qu’elle décrit, vision confortée par les discours médicaux qui insistent sur les souffrances spécifiques des femmes. Les corps meurtris des ouvriers et des ouvrières peuvent faire naître la colère et la révolte et se traduire en action collective. Avec une grande attention à la souffrance et à la vulnérabilité, Voltairine prend soin des animaux et de la nature. Cette attention aux non-humains est courante dans les cercles radicaux où l’on discute de la vivisection, de la défense des animaux et du végétarisme. La société anarchiste idéale se caractérise à ses yeux par la beauté des paysages naturels, comme en Écosse qu’elle adore et où elle trouve aussi entraide et solidarité.
Voltairine de Cleyre entretient une correspondance nourrie avec ses proches, mais aussi avec des camarades avec lesquels elle a établi des rapports étroits, mais à distance, comme par exemple Alexandre Berkman avec qui elle correspond depuis son séjour en prison. Anarchiste russe exilé aux États-Unis en 1888, il commet en 1892 un attentat contre le directeur d’une usine en grève. Libéré en 1906, affaibli physiquement et psychiquement, obsédé par le suicide, il est soutenu par Voltairine qui lui conseille de trouver dans la nature un apaisement à ses maux. La relation s’inverse en 1910 quand elle se confie à lui dans ses lettres où elle exprime un doute profond sur son militantisme dans le mouvement anarchiste (dont elle considère par ailleurs qu’il s’est embourgeoisé). Cette figure est à l’opposé de celle de la militante ascétique, la « vestale » évoquée par Emma Goldman, et souligne la vulnérabilité de la militante « habitée par un doute stérile » comme elle l’écrit dans une de ses lettres en 1911.
« Tu nous autorises chacune et chacun, à notre échelle, à nous sentir mal, à ne plus pouvoir lutter, à accepter des moments de repli, de retrait, qui ne sont pas forcément des renoncements », écrit Alice Béjà dans la dernière lettre adressée à sa biographée. Et c’est sans doute l’apport essentiel de cette superbe biographie : l’intérêt pour les différentes formes d’écriture de Voltairine de Cleyre – autres que celles destinées à la propagande –, parmi lesquelles essentiellement la correspondance, remarquablement utilisée dans les derniers chapitres et délivrant aux lectrices et lecteurs d’aujourd’hui une réflexion profonde sur le militantisme politique.