L’enfermé debout

À vingt-deux ans, Alexandre « Sacha » Berkman (1870-1936) passa quatorze ans au pénitencier de Pennsylvanie. Anarchiste russe émigré aux États-Unis, il avait tenté d’assassiner un patron briseur de grève qui venait de faire tuer une dizaine de métallos. De ce séjour, Berkman tira ces bouleversants Mémoires de prison, tout à la fois condamnation implacable du système carcéral, manifeste anarchiste, enquête ethnographique et récit de soi pris dans sa condition historique. Il y a là une humanité qui persiste à se tenir debout.


Alexandre Berkman, Mémoires de prison d’un anarchiste. Avant-propos d’Hervé Denès. Préface de Jacqueline Reuss. Trad. de l’anglais par Jacqueline Reuss et Hervé Denès.  L’Échappée, 448 p., 26 €


L’angoisse de l’enfermé face à la longueur inconcevable de sa peine est communicative. L’auteur ne créant pas de double fictionnel, l’horreur n’est pas tenue à distance. L’air n’entre pas dans sa cellule individuelle et le lecteur se retrouve enterré avec lui. Pendant ces quatorze années, Alexandre Berkman eut le temps de subir les sévices les plus sordides et les peines les plus tragiques, mais il lutta aussi, et observa. En regroupant une somme d’informations, ces Mémoires démontent des mécanismes, sondent un système, et laissent une trace de ces hommes « oubliés de tous ».

Les Mémoires de prison d'Alexandre Berkman : l'enfermé debout

Alexandre Berkman © D.R.

Établissant comme une sociologie de la prison, Berkman identifie des réseaux et des cultures, converse avec tout le monde, surveillants compris, et rapporte de longs entretiens. Les couloirs sont peuplés de Noirs, d’immigrés récents, d’ouvriers révoltés, de marginaux et de prolétaires qui ne sortent de prison que pour y revenir. De cette alternance de scènes révélatrices et d’analyses des structures se dégage un constat : derrière les murailles, la lutte des classes et le racisme s’amplifient. L’illégalité et l’arbitraire règnent :

« – Je veux savoir pourquoi je suis privé de déjeuner.

C’est le sous-directeur qui répond.

– Vous, hum, n’avez pas besoin de savoir pourquoi. Il suffit que nous, nous le sachions. »

Dans cet univers carcéro-industriel, la vie repose sur le travail forcé, les humiliations et les rapports de force. Le mémorialiste ne perd jamais de vue les dimensions psychologiques, les haines et les combines quotidiennes, lutte permanente et épuisante. Modernité et méthodes anciennes se combinent. Parfois le cachot à anneaux scellés, parfois la camisole de force jamais retirée pendant des jours entiers. Intenable, la discipline abîme et pousse à la démence : « Un à un, les hommes viennent grossir la file ; ils marchent lentement, courbés par la toux, descendant les escaliers raides en boitillant douloureusement. Ils viennent de tous les étages : vieux décrépits, jeunes tuberculeux, boiteux et asthmatiques, un vieux Noir chancelant, un jeune blanc idiot – l’air usé, éteint – ils forment un cortège effrayant d’infirmes aux yeux chassieux, blêmis dans la vallée de la mort. »

Plus tard, une fois sorti de ce cauchemar, l’auteur fut l’un des fondateurs du centre Francisco Ferrer à New York. En créant cette école à la pédagogie libertaire, Berkman se souvenait peut-être de ce codétenu âgé de quatorze ans qui, depuis son placement en maison de correction à dix ans, n’avait jamais vécu autre chose que l’enfermement. Il mourut de maladie au pénitencier, sans connaître la liberté. Berkman se souvient : « Le silence sanglote ».

Le pénitencier exploite les détenus et les détruit. Dans cette description au long cours d’une organisation pathogène, la prison n’apparaît pas comme une anomalie violente de la société moderne. Financièrement profitable, le pénitencier sert aussi à soumettre tous ceux qui refusent l’ordre social de cette phase triomphante du capitalisme américain. Berkman a de longs développements sur ces inspections minées par la corruption et les pressions politiques. De timides réformes sont mises en place, défaites ensuite. Il arrive parfois de nouveaux directeurs et gardiens animés des meilleures intentions mais ces bonnes volontés sont peu à peu sapées par l’intégration des pratiques et la pression des pairs : « C’est en prison ce qu’on appelle le “dressage’’. Le nouveau surveillant est systématiquement affecté à la “brigade de matraquage’’, où les anciens lui donnent l’exemple de la cruauté. »

Les Mémoires de prison d'Alexandre Berkman : l'enfermé debout

Le Pénitencier occidental de Pennsylvanie, où fut enfermé Alexandre Berkman © D.R.

Dans ces conditions, comment survivre ? Les lettres des amis et les projets d’évasion peuvent aider. Ces derniers représentent l’aspect le plus romanesque du livre, schéma à l’appui du tunnel creusé par des camarades anarchistes, mineurs italiens. Il y a le journal clandestin Zuchthausblüthen (Fleurs de prison), qu’un groupe de camarades parvient à faire circuler. Dans toutes ces entreprises, les amitiés nouées s’avèrent salvatrices. Et puis, il y a la foi anarchiste. Berkman ne venait pas de nulle part. Avec fierté, il se présentait comme « un terroriste dans la tradition russe », animé par le vieux messianisme juif et l’éthique classique du tyrannicide. Ayant connu des prisonniers revenus de Sibérie lors de son adolescence à Saint-Pétersbourg, il se livre à une comparaison entre Russie et États-Unis : « Quels que soient les supplices et les tourments de leur existence quotidienne, les politiques, même en Sibérie, baignent dans une ambiance de solidarité et d’estime. »

Même à l’isolement, Berkman sait que sa souffrance a un sens politique, inscrit dans une histoire et une communauté. Cette conscience lui permet de tenir. Amoindri à sa sortie, il lui fallut près de deux ans pour se remettre psychiquement de son calvaire, notamment en rédigeant ces Mémoires, aidé en cela par son immense amie, Emma Goldman, qui évoque sa vie (libre !) dans ses propres Mémoires. Le combat anarchiste sauva celui qui devait devenir une figure du militantisme révolutionnaire, animateur, entre autres, d’une grande campagne antimilitariste contre la Première Guerre mondiale, puis opposant notoire en Russie à la répression des marins de Cronstadt.

De manière plus inattendue, ce grand livre dessine un portrait sidérant de l’amitié, unique salut d’une humanité perdue. Chacune de ces pages magnifiques résonne des hommages posthumes aux amis du pénitencier. Les plus belles lignes, les plus déchirantes aussi, concernent cet amour homosexuel auquel Berkman ne s’attendait pas. Braises dans un monde en cendres, elles sont le sommet du récit, son noyau affectif et politique. On entend ces hommes se dire leur amour, avec tout ce qu’il peut avoir de bégayant et de passionnel, à tâtons dans leurs interdits et l’obscurité d’une institution qui cherche à les déshumaniser. Parfois, ils attendent plusieurs jours pour pouvoir seulement toucher une main qui se tend par le soupirail d’une cellule. Les derniers préjugés de Berkman en furent balayés pour toujours. Attentive à toutes les nuances, à toutes les possibilités d’être humain, une évolution se dessine. Elle fait naître un anarchisme moins abstrait et plus absolu, un anarchisme métabolisé.

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