Vous avez dit « élémentaire » ?

Très tôt, cet avertissement : « Et pourtant, cet univers irrigué par le réseau ferré ne sert pas de socle à des romans de gare. L’édition que voici a même pour objet de montrer que c’est tout le contraire ». Sans perdre de temps, le maître d’œuvre de l’édition Sherlock Holmes dans la Bibliothèque de la Pléiade s’emploie à balayer le moindre doute quant à la légitimité de l’entreprise. Pour Alain Morvan, les romans et nouvelles dont le célébrissime limier est le héros relèvent de plein droit de la « vraie littérature ». Certes, mais à Londres comme ailleurs un train peut en cacher un autre…

Arthur Conan Doyle | Sherlock Holmes 1. Édition publiée sous la direction d’Alain Morvan. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 248 p., 62 €

Comprenons le train de la « littérature populaire de gamme supérieure », celle qu’on qualifiait encore récemment de « paralittérature », avec ce que le terme comporte de dépréciatif aux yeux de certains, dont Daniel Couégnas, le créateur du terme, n’était assurément pas. De la littérature de « genre », policier ou détective, en la circonstance, venant après le genre fantastique ou science-fictionnel, selon un choix éditorial interrogé autant que plébiscité à l’occasion de la parution récente de la Pléiade H. P. Lovecraft.

Dans les deux cas, Gallimard a de solides arguments à faire valoir. Autres, s’entend, que la promesse d’un succès commercial. Et Alain Morvan d’enfoncer le clou : « le créateur de Holmes n’est pas un brave médecin égaré dans le monde des Lettres, produisant en série des histoires à succès facile, mais un pur produit du terreau littéraire de l’époque ». De fait, Doyle ou Arthur, comme on voudra, correspond avec R. L. Stevenson, fréquente Oscar Wilde, entretient d’excellents rapports avec John Irving, l’imprésario de Bram Stoker, à qui on doit le célèbre Dracula. Au demeurant, Alain Morvan ne fait pas mystère de son souhait de tirer Holmes du côté du vampirique et du gothique. Tout comme il n’occulte rien des fortes réserves d’Arthur Conan Doyle à l’endroit d’un personnage, non seulement coupable à ses yeux de masquer des pans entiers de son activité d’écrivain et d’homme public, plutôt intègre, ma foi, mais, aussi et surtout, en passe de dévorer sans vergogne son créateur, à l’image du Frankenstein de Mary Shelley. C’est là qu’il situe la nature fratricide du couple Doyle/Holmes, et la tentation du passage à l’acte auquel le premier n’aura pas su résister. Au passage, certaines fausses évidences se voient démystifiées, au premier rang desquelles la soi-disant formule « Elémentaire, mon cher Watson », nulle part attestée dans l’œuvre, même s’il arrive souvent au limier clairvoyant d’écraser de sa morgue quichottesque le fidèle Sancho Pança, un poil obtus mais confit d’admiration, qui lui tient compagnie.

Arthur Conan Doyle

Sherlock Holmes
« Sherlock Holmes aux chutes de Reichenbach », Frederick Dorr Steele, couverture de Collier’s Weekly (26/09/1903) © CC0/WikiCommons

« Élémentaire », la somme que livre Morvan et son équipe de traducteurs aguerris ne l’est en rien. L’entreprise est titanesque, deux volumes, soixante-quatre récits, et non soixante comme le canon classique l’a longtemps revendiqué. Elle épouse pas à pas le tempo de la chasse, de l’enquête cynégétique menée par le fin limier, elle met en avant une « qualité de ton, une épaisseur mythologique et une ouverture au champ de l’imaginaire qui vont s’amplifiant au fil des relectures ». Ce que nul ne saurait contester. Surtout, elle restitue l’incomparable confort de lecture recherché par Conan le gentleman, sans négliger la dimension, sinon « barbare », du moins troublante de récits conduits en lisière de l’inquiétante étrangeté freudienne. Pour un peu, on retrouverait la distinction établie par Roland Barthes entre texte de plaisir et texte de jouissance. Plaisir, plein et euphorisant, qu’il y a à lire Holmes, tranquillement installé au coin d’un feu crépitant en plein hiver, et jouissance qui met en état de perte, de vacillement (quant à l’idée, tiens, tiens, qu’on se faisait de la littérature ?) en ce cruel printemps « qui déconforte ». « Jouissant de la consistance de son « moi » (c’est son plaisir) et à la recherche de sa perte (c’est sa jouissance) », le sujet y est « deux fois clivé, deux fois pervers ». À bon entendeur, salut.

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Dans le chatoyant Album Sherlock Holmes qui accompagne la sortie des deux volumes de la Pléiade, Baudoin Millet entre dans la tête du célèbre détective aux raisonnements et déductions imparables. Jamais un « Album » n’avait été consacré à un personnage fictif, et le défi est relevé avec brio. Sans aller jusqu’à faire parler Sherlock à la première personne, l’auteur distingue, mais sans l’isoler, le limier de son créateur. Le metteur en scène passe en revue sa silhouette si caractéristique et sa notoriété désormais mondialisée, qu’il rapproche de celle d’Arsène Lupin, voire de Tintin, il se montre aussi complet que possible dans sa quête des innombrables incarnations holmesiennes au sein de la culture contemporaine, notamment iconographique et filmique. Seule manquerait, si on devait pinailler, la contribution d’un Jean-Pierre Naugrette, grand spécialiste français de Doyle, mais aussi écrivain : ses Variations Enigma (Terre de Brume, 2006), mais aussi son Sherlock Holmes et le mystère de St Clere (Le Visage Vert, 2022), n’en renforcent que davantage le sentiment de vertige qui gagne à la vue de la masse des réécritures holmesiennes.

À l’unisson des conclusions d’Alain Morvan quant à la désirabilité qu’il y a « à pardonner toujours à un grand auteur de ne pas voir où est son vrai génie », ce travail collectif des plus inspirés jette ombre(s) et lumière(s) sur l’extrême « singularité », arborée et subie, d’un personnage auquel on ne connaît pas d’inclination sexuelle. Pas si élémentaire que ça, donc.