Portraits avec adresses

Les Œuvres liquides est le deuxième volet d’une tétralogie commencée avec L’éducation géographique (paru en 2022) et qui devrait se poursuivre dans les prochains mois. Intitulé Encadrements (anagramme de « en cent drames »), l’ensemble, une fois achevé, permettra un regard rétrospectif et apportera très certainement un surcroit de sens. Mais il est important de préciser que chaque livre existe comme une entité autonome, avec ses propres thèmes, dans leurs implications les plus concrètes. Si le précédent ouvrage évoquait des lieux, celui-ci s’adresse d’abord à des personnes.

Pierre Vinclair | Les Œuvres liquides. Flammarion, 326 p., 23 €

Il n’est pas anodin de s’intéresser d’abord au titre, Les Œuvres liquides. Pierre Vinclair, en minutieux et vigilant amoureux du langage, ne l’a pas choisi au hasard. Il implique en effet une fluidité, un flux, voire une énergie, à l’image du Rhône qui passe d’un livre à l’autre et qui semble innerver ses écrits. Comme le fleuve, son écriture entraîne dans son élan de multiples alluvions et gravillons – il n’y a pas de matériau non noble pour un poète – qui vont de l’anecdote à la citation, un e-mail reçu, une réflexion, une lettre écrite, le sort des migrants, l’écologie, le premier mort de la Commune, et tant d’autres choses arrachées à la vie quotidienne et à sa mémoire.

C’est essentiellement autour des personnes, en incluant sous cette dénomination parfois des choses et tout particulièrement le Rhône, que ces poèmes gravitent. On voit soudain apparaître dans l’encadrement, sous la palette de ce peintre des mots, mi-figuratif, mi-abstrait, les figures de l’imprimeur, l’épicière, Benjamin, Cédric, Monsieur Torcena, et des personnages plus intimes, tels sa femme Clémence, ses enfants, ses amis, qui sont les véritables destinataires. Le poème qu’il consacre à Clémence mérite qu’on s’y arrête, car il illustre bien, parmi d’autres, l’une de ses manières d’écrire. Il s’agit en apparence d’une innocente cueillette de châtaignes en famille dont voici les premiers vers :

« Un dimanche humide sur le chemin

où se dispersent les feuilles mortes,

je te vois te baisser pour ramasser

des marrons (ce sont des châtaignes,

rectifies-tu) avant de nous inviter

Amaël, Noah et moi-même à l’épauler ;

bientôt, pensai-je soudain, comme si

j’en avais déjà compté quarante-quatre

dans le tas qui bourre de pense-bêtes

les poches latérales de mon sac à dos,

nous aurons passé un temps égal

ensemble, et l’un sans l’autre –

Pierre Vinclair/ Les Œuvres liquides
Pierre Vinclair © Jean-Luc Bertini

Le poème est parfaitement lisible. Chacun peut se représenter la scène. On peut même imaginer assez facilement qu’il s’agit de célébrer un anniversaire. Pourtant, il existe derrière le contenu manifeste un hermétisme assumé, toute une architecture secrète, parfaitement consciente – rien à voir avec la psychanalyse –, qui tire les ficelles et vise à apporter des détails connus des seuls protagonistes, à moins que l’auteur n’en délivre quelques clés, comme il a pu le faire pour ce poème à l’occasion d’une émission de radio. Ainsi, le lecteur est exclu de la sphère privée, mais rien ne l’empêche de voyager avec grand plaisir et intérêt par le visible, même si, d’un tempérament joueur et taquin, l’écrivain peut lui tendre par la fiction quelques pièges de son cru. De toute façon, il pourra toujours revendiquer un droit de regard « par-dessus l’épaule », avec le sentiment, agréablement troublant, de lire en contrebande une lettre qui ne lui est pas destinée. Son rôle n’est pas négligeable. Après tout, c’est grâce à la lecture qu’un livre, en passant du privé au public, d’une interprétation à une autre, devient vraiment le livre et finit par échapper à son géniteur, parfois à son grand étonnement.

Mais comment Pierre Vinclair écrit-il ses livres ? La question est d’importance. Il y va de l’élaboration d’une méthode pour insuffler dans les mots une énergie qu’on peut qualifier de vitale. D’abord, il y a le réel, souvent quotidien mais pas seulement, toute cette masse d’informations, de sensations, d’émotions, de souvenirs qui lui parviennent pêle-mêle et qu’il doit nécessairement classer, s’il veut écrire : des lieux, des personnes, pour les deux premiers livres de la tétralogie. Précisons que ce classement n’implique pas chez l’auteur une hiérarchisation, ce n’est pas son problème. C’est ensuite trouver la manière la plus adéquate possible pour s’exprimer : « À qui tu parles, qu’est-ce que tu dis », c’est la question à laquelle il doit répondre pour chaque poème. Il ne manque pas de moyens. Expérimentateur chevronné, il a à sa disposition les formes classiques – fixe, libre, prose… – et surtout celles qu’il invente avec une dextérité à couper le souffle, jouant sur la structure du vers lui-même mais aussi sur l’espace. Certaines techniques sont secrètes mais ne gênent en rien la lecture. La vie quotidienne est retravaillée, canalisée en poème, et des moments de l’existence, que l’on pourrait croire banals, atteignent à une intensité qui est, selon l’auteur, de l’ordre de la déflagration. En ce sens, le poème pense la vie et la retient dans la mémoire écrite. « Écrire, c’est penser en formes », écrit Vinclair, et cela s’apparente à un rite dont on sait qu’il est absolument indispensable, dans les sociétés traditionnelles, pour que la magie opère.

Il serait vain de vouloir rattacher cet écrivain à un courant littéraire. « Se dépouiller un peu de la littérature pour pouvoir assumer l’écriture d’une autre manière », dit-il encore. S’il peut interroger la poésie en théoricien, il a un rapport charnel à la langue. La construction intellectuelle qu’il s’impose n’édulcore pas sa sensibilité mais la renforce, elle lui permet de s’épanouir et non de se disperser. Chaque livre de la tétralogie devra comporter vingt-cinq séquences. Dans l’esprit de Pierre Vinclair, rien de monumental. Mais il ne pourra pas empêcher que cet ensemble une fois terminé soit considéré par les futurs commentateurs comme une œuvre à part entière.