Claude Simon a souvent renié ses deux premiers romans, Le tricheur et La corde raide, publiés aux anciennes éditions du Sagittaire en 1945 et 1947. Vingt ans après la mort de l’écrivain, Prix Nobel de littérature en 1985, le regroupement de ces deux textes en un volume permet de voir avec éclat tout ce qu’ils annoncent et formalisent déjà de l’œuvre qu’il écrira à partir du Vent, dix ans plus tard.
Au commencement est la mort. Celle du père officier, tué au cours de la Grande Guerre, dont on ne retrouvera pas le corps. Celle de la mère, veuve inconsolable, vouée à un chagrin mortel, en proie à la maladie induite par son refus de se refaire une vie. Né en 1913, l’enfant aurait pu, dans un contexte moins mortifère, oublier ce père qu’il n’a pas connu, mais la mère, infatigable avant le dépérissement qui la laisse prostrée, aura traîné son fils unique d’un champ de bataille à l’autre pour tenter de retrouver les restes de son mari, errance morbide qui marquera à jamais le petit garçon solitaire.
Devenu grand, il se croit un avenir de peintre, doit y renoncer en prenant conscience de son échec, nouveau deuil. Il le surmonte en essayant de vivre pleinement sa jeunesse, puis en s’engageant auprès des Républicains espagnols en Catalogne (première expérience directe du risque vital), enfin en commençant à écrire en 1938, à vingt-cinq ans, un livre intitulé d’abord Messe des morts, dont les circonstances retardent la publication jusqu’en 1945. Mireille Calle-Gruber, dans la courte et parfaite présentation de la réédition de ce roman, que son auteur perfectionniste n’avait pas souhaité republier de son vivant sans toutefois interdire de le faire un jour, rappelle que le premier article critique paru sur Le tricheur (titre définitif), dans Combat le 6 février 1946, est de Maurice Nadeau qui, cela n’étonne pas, sacre Simon « grand écrivain », en soulignant la qualité, en particulier picturale, des cinquante premières pages. Au point de vue de la nouveauté littéraire, ce sont bien ces pages qui frappent le plus le lecteur, quatre-vingts ans après.
Ni le sujet ni l’histoire ou l’anecdote ne sont à la base de l’admiration de Nadeau et de la nôtre. La fugue de deux amoureux – le garçon a entraîné, sinon kidnappé, la fille encore mineure –, les ruses utilisées pour conjurer les poursuites, l’incertitude sentimentale qui complique leur vadrouille, tout cela pourrait figurer dans un polar un peu déjanté, ou même une étude sociologique romancée sur les dérives adolescentes, pain quotidien des écritures à la mode aujourd’hui.
Mais voilà, après un départ minimal dans le connu, le texte bifurque vers une longue séquence dépourvue de dialogue et, à vrai dire, d’enjeu narratif repérable. Le couple se faufile de cache en cache dans les replis d’un paysage français encore très rural, la fille, qui s’appelle Isabelle et se résume à son nom, s’endort sur l’herbe comme l’enfant qu’elle est, Louis profite de ce sommeil pour repérer une petite gare où ils prendront le train pour des ailleurs, il parcourt seul, en ruminant ses pensées, ce coin riche en points de vue divers, et le lecteur le suit dans ses recherches, aussitôt fasciné par une succession de descriptions des choses et des silhouettes entraperçues incroyablement précises, fouillées, aiguës, qui pourtant ne cessent d’être traversées, bousculées, transformées par la musique intérieure de la réminiscence, du calcul pratique, de l’imagination des lendemains. L’impression est à la fois d’un puissant réalisme et d’une invention esthétique (formes, couleurs) qui change les choses vues en tableaux. C’est déjà le grand Claude Simon, celui dont le maître en peinture est Cézanne, à la fois exact, scrupuleusement honnête à l’égard du donné immédiat de l’expérience, et créateur d’une beauté hallucinatoire, qui s’épanouira par exemple dans Leçon de choses (1975).

Dans la suite tragique du récit, qui choisit, on s’en doutait dès le départ, la pente d’un certain réalisme poétique du crime à la manière des films de Prévert et Carné, dont Jean Gabin était le héros (mais ici la noirceur est plus sinistre de n’être pas imputable seulement au désordre de la société), on retrouve souvent de ces grandes plages d’écriture hors intrigue qui, à mesure que le tricheur, par désespoir nihiliste, refuse toute autre issue à son histoire d’amour que la mort, instituent la recherche de la splendeur formelle en but suprême de la littérature. Pages qui sont les plus originales d’un livre où, par ailleurs, prennent date certains des thèmes (notamment celui du rejet de tout mysticisme) qui s’épanouiront plus tard.
L’abîme de la mort, inacceptable et essentielle, sépare ce premier livre de La corde raide, beaucoup plus court, écrit de 1938 à 1941 dans l’alliance et la complicité de « Renée », à qui il est dédié. Renée se suicide le 7 octobre 1944. L’année 1945, année d’un deuil que Claude Simon n’évoquera jamais, La corde raide s’écrit, sorte d’autobiographie éruptive, violente, en réaction contre l’horreur absolue de la perte. Cette œuvre-manifeste, fort étrange, a une évidente visée immédiate de thérapie intime. Elle sera suivie d’un silence de dix ans, à l’issue duquel paraît Le vent, que l’auteur a toujours désigné comme son entrée en littérature.
Ce qui bouleverse dans La corde raide, qui commence par une aventure amoureuse sans lendemain et contient à la fois des souvenirs familiaux, un ensemble de réflexions aigres-douces sur la peinture et une profession de foi anticléricale (sur les mêmes bases d’apologie de la liberté individuelle), c’est qu’on y trouve pratiquement tous les thèmes qui seront ensuite développés dans le corps de l’œuvre de Simon : le rejet du catholicisme faussement consolateur et réellement aliénant, l’ébauche d’une justification et d’une critique de l’engagement barcelonais contre le fascisme, le témoignage d’un fou de peinture. On tient là les éléments épars d’un ensemble qui se construira pièce à pièce.
Mais le rappel de la guerre toute proche, dont la mise en scène magistrale sera l’unique sujet de La route des Flandres, texte princeps de 1960, occupe plus de la moitié du livre, qu’il s’agisse de la défaite de 1940 ou du camp de prisonniers qui suivit jusqu’à l’évasion, c’est-à-dire de l’expérience multipliée de la mort qui sera, sous différents éclairages, le matériau central, parfaitement concret et même réaliste – contrairement aux interprétations d’exégètes bornés comme Jean Ricardou – d’une entreprise littéraire audacieuse qui s’appuie sur l’authenticité factuelle pour en porter l’évocation jusqu’à la pure poésie.
La tricherie est par essence le mal que la probité artisanale de Claude Simon exècre. Il s’applique surtout à la refuser pour le salut, non de son âme, à laquelle il ne croit pas, mais de son travail qu’il entend exercer sans aucune compromission. En témoigne suffisamment son horreur des embrigadés – il n’en a pas manqué au cours du long après-guerre, notamment parmi les écrivains qui ont vendu leur talent au camarade Staline. Courtisé après le Nobel de 1985, invité à Moscou puis à Frounzé, au Kirghizistan, en 1986, il peut y constater sa propre opposition frontale aux « accommodements » que les héritiers de Staline proposent aux participants de ce genre de pince-fesses internationaux. S’ensuivra le formidable et vengeur compte rendu de L’invitation (1988), livre d’une exactitude clinique et d’une ironie vengeresse.
Mireille Calle-Gruber nous permet de compléter ce pamphlet délectable en publiant et en préfaçant la courte lettre que Claude Simon envoie le 27 novembre 1986 à l’Espagnol Federico Mayor, futur directeur général de l’Unesco, qui lui avait adressé pour signature la déclaration collective finale de conclusion du forum (amendée, car Simon avait refusé d’en signer la première version lénifiante). Lettre ou plutôt profession de foi célébrant l’autonomie inconditionnelle de l’écrivain qui dit un non ferme et définitif à quelque concession diplomatique que ce soit, qui limiterait sa « liberté d’expression et d’action en face de toute espèce de pouvoir ».
Merde au pouvoir, à tous les pouvoirs (social, politique, idéologique, religieux) ! Jamais, depuis 1945, cette proclamation destinée à tous les rois Pétaud de la planète n’aura été plus d’actualité.