Pourquoi la guerre est-elle encore si jolie ? 

La modernité est puissance, elle possède le pouvoir scientifique, technique et industriel de changer, transformer, métamorphoser le monde. Mais attention, « puissance » est un grand mot, qui désigne une réalité plus haute que des pouvoirs, une domination qui vient de l’homme mais lui échappe, qu’il ne peut posséder ni contrôler. D’où son caractère foncièrement ambivalent : aussi bien source d’émancipation que de dépassement des limites. C’est cet autre visage de la modernité, agressif et guerrier, que le livre de Déborah V. Brosteaux explore dans une actualité qui fait singulièrement résonner ses analyses.

Déborah V. Brosteaux | Les désirs guerriers de la modernité. Seuil, coll. « La couleur des idées », 214 p., 21,50 €

Qu’est-ce qui n’est pas allé avec le désir des modernes ? Comment un désir de libération et d’émancipation a-t-il pu prendre des visages aliénants et dominateurs ? Armée de la problématisation guattaro-deleuzienne des « agencements », la philosophe Déborah V. Brosteaux tente, sans accents dénonciateurs et refusant une position d’extériorité, de comprendre ce qui est arrivé aux modernes face à la guerre dont ils ont eux-mêmes changé la nature. Dans l’histoire de la violence, faut-il isoler une séquence moderne dans laquelle elle prend une tout autre tournure ? Historiciser les « désirs guerriers » signifie ne pas croire à une sorte de pulsion guerrière pérenne, dimension anthropologique caractéristique, comme semblent le penser Einstein dans sa Lettre à Freud, mettant en avant « un besoin de haine et de destruction » inscrit au cœur de l’homme, ou bien Freud lui-même dans sa réponse et également dans ses Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort.

Freud oscille entre une conception évolutive et marquée au coin du progrès de la civilisation s’arrachant peu à peu aux formes les plus violentes de la guerre et l’exploration d’un dispositif psychique atemporel qui révèle ce progrès comme une illusion décevante, laissant intact un système des pulsions qu’il faut constamment soumettre à des mécanismes répressifs et de sublimation. Les sources d’inspiration de la jeune philosophe l’incitent à abandonner la question du physicien et du psychanalyste ‒ pourquoi la guerre, comment comprendre le « mystère » de sa persistance ? ‒ pour affronter les « désirs guerriers » des modernes, les affects qui les lient « activement à la guerre », leurs manières d’être en guerre. Ce qui va la conduire à réinterroger, dans le sillage de l’école de Francfort, le visage « ambivalent » (pour reprendre un terme freudien) d’une modernité qui, tout en proclamant avoir enfin dégagé les principes garantissant définitivement la paix (universalisme, démocratie, liberté), garde une secrète attirance pour la guerre, une fascination pour le « war appeal » en calquant cette expression sur celle de fascism appeal forgée par George L. Mosse. 

Acceptant d’être « embarquée », ne visant pas l’identification de « structures psychiques ou sociales », Déborah Brosteaux va prendre le contrepied des analyses courantes et choisir trois symptômes qui résultent d’une certaine emprise persistante de la guerre sur le devenir moderne : l’« abstractivisme », c’est-à-dire une prétendue distance avec tout ce qui touche au guerrier dans sa décision et dans ses effets ; le « constructivisme », sans donner à ce mot son sens épistémologique ou esthétique, mais plutôt celui que lui accordait Wittgenstein dans les Remarques mêlées où il parlait d’une « modernité typiquement constructive » dont l’esprit lui était étranger ; et, enfin, « l’intensivisme », en ne conférant pas à l’intensivité son sens en physique, mais en la chargeant de désigner la recherche moderne d’une vie toujours plus « amplifiée ».

La guerre civile en Espagne. Groupe d’enfants devant une maison en ruines (1937) © Gallica/BnF

Le lecteur pardonnera cet excès de « ismes », mais celui-ci ne prétend que saisir la réflexion de l’auteur en la synthétisant. Pour le premier point, ce qui caractérise la mise à distance moderne de la guerre, ce n’est pas tant qu’elle soit « alimentée par des opérations d’écartements actifs », qu’elle soit elle-même un acte guerrier, mais qu’elle vienne d’institutions qui, au cœur même de leurs opérations guerrières, prétendent n’avoir aucun lien avec elle, aucune responsabilité dans son déploiement. Pour notre innocence parfaite, la guerre n’est pas seulement ailleurs, il est possible de la regarder depuis notre canapé, de vivre avec son abstraction télévisuelle, mais elle est totalement hors de nous, nous n’y avons aucune part et, à ce propos, Déborah Brosteaux nous fait judicieusement relire les textes de Simone Weil sur la colonisation et l’art de « mettre à part ». L’abstraction qu’est devenue la guerre pour le moderne atteint un point extrême quand elle nous rend collectivement incapables de comprendre la liaison étroite entre modes de vie (modes de production et modes de consommation) et raisons profondes de sa perduration (les jeunes de la Bastille manifestant contre la guerre en Irak juchés sur leurs scooters moteurs allumés). C’est là, peut-être, que l’auteure sous-évalue la portée de la pensée de Günther Anders qui a analysé les logiques faisant de nous, non seulement des « coupables innocents », comme Eatherly, le pilote de l’avion météo accompagnant l’Enola Gay, mais des « collaborateurs », rendant par là même incertaine notre capacité d’agir.

C’est l’écrivain allemand W. G. Sebald qui accompagne notre philosophe dans son analyse du « constructivisme » moderne. Elle met en parallèle la volonté d’anéantissement qui a présidé aux bombardements massifs des villes durant la Seconde Guerre mondiale avec la frénésie reconstructrice de l’après-guerre cherchant à effacer la ruine, le vide créé par la destruction. Mais ces « grandes machines à oublier » que sont les villes reconstruites, comme si l’énergie investie dans l’écrasement par les airs avait seulement changé de cible et que la new city, la « ville du futur » pût sans difficulté majeure prendre la place de l’ancienne, ne cessent d’être hantées par les fantômes de la guerre, comme dans ces photos des champs de bataille de la guerre de Sécession de l’Américaine Sally Mann qui nous font voir les spectres des soldats tombés. Les réflexions de Déborah Brosteaux se situent au cœur même de l’échec de cette logique de l’effacement qui transforme ces villes en témoignage le plus ardent de la présence de la guerre. Leur validité ne s’étend pas seulement aux politiques urbaines de la deuxième moitié du XXsiècle, elle trouve un écho jusque dans notre aujourd’hui avec le plan Trump de métamorphose des ruines de Gaza en Riviera du Moyen-Orient. 

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L’ambivalence moderne ne se montre jamais aussi bien que dans ce qui touche à la thématique de l’expérience. En elle, deux « puissances » s’affirment, l’une étant l’envers de l’autre, toutes deux nées de la vitesse, du rythme et de l’énergie : une force rationalisante, productive, fondée sur l’efficacité de la répétition et de la routine, une autre, expression d’un « rapport passionnel » formé « d’aspirations et de frustrations, de quêtes transformatrices et de crises, de désirs d’aventures et de crainte que la vie ne vaille plus la peine d’être vécue ». La seconde de ces deux guises ne vient pas comme compensation aux renonciations exigées par la rationalisation, il ne s’agit plus de l’envisager comme une réaction romantique, mais comme une autre manifestation du désir « qui prend la forme d’un mode de capture du monde » sous l’influx d’énergie. Déborah Brosteaux pose alors la question : « et si les modernes étaient d’emblée partis en quête d’enchantements par des voies qui leur sont propres ? ». Grâce à Simmel et à Benjamin et d’autres encore, elle va suivre les lignes de cet influx, formidable « fabrique d’enthousiasme ». Et l’on avance sans cesse vers un point d’aboutissement d’une modernité toujours avide d’amplification et d’intensité. Elle l’a trouvé avec Jünger, dont l’ambiguïté idéologique est longuement commentée dans l’ouvrage ; son nom : « mobilisation ». La modernité mobilisatrice exacerbe, énerve, hystérise constamment l’expérience, elle assume aussi bien les modalités d’une industrie destructrice que les rêves les plus fous d’un dépassement de l’humain, elle rend possible une sorte de balancement entre banalité de la rationalisation et violence de l’arrachement permanent à ce qui pourrait nous limiter. 

Déborah Brosteaux, pour conclure, se demande comment sortir de cette « défiguration » du désir moderne ? Comment, à la suite du littéraire Klaus Theweleit, transformer le désir par « des recâblages affectifs et corporels » ? Là encore, il ne s’agit pas, selon elle, de se débarrasser de manière volontariste de ces « dynamiques guerrières », mais, comme dans la tradition spirituelle, de « les entraîner vers d’autres compositions », ou, comme dans les arts martiaux, d’utiliser la force de l’adversaire pour stopper son attaque : autrement dit, d’utiliser le troisième symptôme dont nous parlions, l’intensivité, pour contrarier les deux autres, déjouer l’abstraction par la proximité aux êtres et à la Terre, enrayer le constructivisme par ce que le géographe Michel Lussault appelle de son côté une « nouvelle urbanité terrestre ».