Cette chronique cumule les inventions. On y suit un jeu d’Yves Caro avec les imitations d’un personnage nommé Singe ; un roman de Virginie Barreteau dont les personnages cherchent un refuge improbable ; la curieuse passion de Stéphane Spach pour la vie minuscule des herbes ; ou encore Nicolas Cavaillès à partir de « curieux dessins, obscènes et dangereux » évoquant des prisonniers romains.
En 49 textes qui miment la forme du poème en vers dits libres, Yves Caro expose, de son enfance à sa sortie de scène, les différentes facettes d’un personnage nommé Singe. Ce dernier, malin comme son nom, a pour don forcément naturel d’imiter tout ce qui se présente à lui (de Jésus-Christ à la houle marine en passant par un gisant), don mis au service d’un dessein apparemment noble : « Singe est sage / il n’invente rien ». Sachant que la compagnie des humains impose un minimum de conformisme, notre animal sait être pudique, propre, y compris dans son langage châtié, et faire les grimaces qu’exigent les circonstances. Comme Rotpeter, son lointain cousin kafkaïen, il cherche ainsi d’abord à se fondre dans la masse de ses bien nommés semblables mais, peu à peu, il affirme sa singularité car « sous son vernis sage / Singe est un original ». Il se méfie de certains modèles imposés, tels Stakhanov pour le travail ou le soldat prêt à sacrifier sa vie et celle des autres pour défendre les intérêts du grand capital. En fait, il finit par prendre le parti de la lenteur qui est sa meilleure façon de résister : « Son programme : / Trainons des pieds, renâclons ! »
Quant à l’auteur, il s’amuse à imiter le mot singe lui-même à travers paronomases (singer / sings / songe / sage / Synge) et anagramme (singe / signe). Tout au long de ce qui pourrait être un autoportrait déformé, il fait preuve d’un humour subtil, ce qui n’est pas étonnant de sa part puisqu’il a contribué à une anthologie de l’humour « sombre, nonsensique et désespéré ». Bruno Fern
Virginie Barreteau aime les lieux à fortes odeurs. Déjà dans Ceux des marais (Inculte, 2021), en barque plate dans les brouillards de Vendée, nous enquêtions sur une disparition inquiétante. Dans La visite, tirée par la manche par Francis qui revient à la Maison de Nanterre, une ville abandonnée dans la ville, à la fois prison et hôpital, hospice et maternité, l’intrigue tourne autour de l’arrière-grand-père de Francis. A-t-il marché sur ces pavés et avec quel compagnonnage ?
Entre 1950 et 1975, des décennies durant, des autobus de la préfecture de police passaient dans les artères de Paris, s’arrêtaient dès qu’un attroupement nocturne se formait, embarquaient indigents, mendiants, vagabonds, familles expulsées d’un hôtel meublé beaucoup trop cher. Après un contrôle au dépôt, quai de l’Horloge, ils arrivaient en autocar par centaines chaque soir, suivant les saisons, passant une nuit ou deux, et repartant parfois le lendemain, tout propres sur eux. Un univers rassemblant entre 800 et 1 500 jeunes-vieux fatigués dans des dortoirs, des fumoirs, des salles d’attente où s’échange une paire de chausson contre des cigarettes. Vies cabossées.
Au sein de ce microcosme ouvert mais reclus, Virginie Barreteau, par ailleurs autrice de théâtre et comédienne, distille la mémoire de Francis qui revisite à la fois l’asile, le centre d’hébergement, l’hôpital, la maternité et ses ombres grises, ses cris continus dans la nuit, une intrigue où l’on s’attend au pire. Bâtiments-sombres-verrières-cassées-chemins-de-ronde-balcons-de-fer-portes-avec-judas-loquet-fils-de-fer : tout est d’institution.
Un roman qui nous offre de splendides observations de vieux qui cherchent un refuge, une planque pour mourir parfois, des indices qui tiennent dans un regard, un geste arrêté, une parole tue. « Laissez-moi tranquille ! » Chercher un coin, juste un coin. La première et dernière fonction vitale, au sol, un coin d’air. Jean-François Laé

Herbe : nom féminin. Herbes annuelles. Herbes vivaces. Folles. Sauvages. Touffe, brin d’herbe. Herbe coupée, fauchée, séchée… Comme il y a les oubliées de l’histoire, il y a les oubliées de la géographie, ou de la nature, si l’on préfère. Et voilà qu’un photographe s’en saisit, ou plutôt non, le mot est trop fort, il les approche, les effleure, les regarde pour mieux les rassembler. Fait bouquet d’herbes : « Ainsi le jeu des « oubliées » apparaît comme un système élastique et mobile et non comme une combinaison d’objets posés dans un désordre inexplicable et figé. »
Les portraits d’herbes noires et blanches de Stéphane Spach, qu’épouse si bien le texte de Gilles Clément, se montrent dans leur fragilité que l’on pourrait dire originelle. Non pas l’éclat d’une structure, mais la promesse d’une texture : signe infime, intime presque, de l’herbe qui n’a d’autre équivalent que son caractère d’extrême mortalité. Car les herbes ne sont pas éphémères, elles sont l’éphémère.
C’est en cela qu’elles tiennent leur revanche, les herbes. Elles sont le contraire, et non le complément, de l’arbre (nom masculin). Tandis que chaque arbre « invente une architecture », les herbes « nous emportent dans la confusion ». Alors que « les arbres nous dominent et que nous les vénérons », « les herbes exigent de nous un effort d’innocence ». Affaire d’apprentissage du regard, effort de se poser sur ce que nous ne voyons pas, ou évitons de voir, et que le photographe découvre pour nous : la vie minuscule des herbes. Roger-Yves Roche
Les cellules, ce sont les cachots creusés dans les souterrains du château Saint-Ange à Rome. Y vivait depuis sa naissance un être étrange, Niccolò dit il Beato, qui a dessiné à la pierre noire les prisonniers illustres croisés sous treize pontificats successifs. Le narrateur anonyme, sans doute un humaniste protestant, a occupé après lui le triste logis où traînaient ces dessins, et voulu en préserver la mémoire avant d’être lui-même jugé et condamné. Un épilogue relatant son procès précise qu’il n’a jamais révélé son nom ni rien dit de ses origines françaises mais fait promettre au bourreau de garder en lieu sûr son manuscrit.
Les dessins y sont décrits avec une élégance surannée. Le geôlier manie parfaitement l’imparfait du subjonctif, l’inquisiteur bombarde l’accusé de verbes au passé simple, les prisonniers se livrent à des débats sotériologiques – en français de tous les jours, relatifs au salut de l’âme. Entre les fresques viennent s’intercaler un conte à la manière médiévale, un sonnet de Dante ajusté au contexte, un témoignage de Bartolomeo Sacchi dit Platine, et quelques emprunts non signalés au Château Saint-Ange de l’historien Emmanuel Rodocanachi.
Ces « curieux dessins, obscènes et dangereux », car blasphématoires, montrent que l’artiste a connu non seulement les geôles mais aussi les étages supérieurs où régnaient le luxe et la luxure. Comme dans un escape game, ils offrent des indices sur les tableaux qu’ils ont pu inspirer. Réels ou fictifs, c’est selon. La duchesse décapitée amalgame Béatrice Cenci, qui n’était pas duchesse, et Béatrice de Tende, qui n’est pas morte au château Saint-Ange. Une troisième Béatrice surnommée Nicaula reine de Saba, nom d’une des dames de Boccace, a une liaison avec Niccolò et s’évade grâce à lui. Parmi les sacrilèges, on note une version dénudée de la femme de l’Apocalypse juchée sur un croissant de lune, une sainte Nafisse pantocratrix, patronne des filles de joie, une esquisse insolente du Spinario, la conversion expresse de Léon l’Africain, Catherine Sforza représentée enceinte par Botticelli, l’Homme avec un lapin discrètement obscène d’un élève du Caravage… Après la visite du « sympathique fanfaron » Cellini, Niccolò lui a consacré sa dernière œuvre, un dessin aux tracés discordants qui « l’émut beaucoup » et lui inspira la fameuse salière conçue pour François Ier. Procès oblique de la papauté, peu après l’exposition organisée à Rome en 2023, Storie di giustizia a Castel Sant’Angelo, l’ouvrage conclut sur une dernière « âcre ironie », le condamné sera torturé jusqu’à ce que mort s’ensuive, « les conditions météorologiques empêchant que l’impénitent fût brûlé vif ». Dominique Goy-Blanquet