Le voyage du poète

L’écrivain argentin Mariano Rolando Andrade fait partie de ces poètes dont la voix saisit immédiatement. Sa langue franche, directe, parvient à raconter un voyage bouleversant dans les mers du Sud et nous entraîne au fond de ce que nous sommes, de ce que nous portons en nous des voix de nos grands devanciers. Une poésie profonde qui oblige à penser le labeur de celui qui se confronte à l’écriture et la cherche sans fin. C’est franchement magnifique.

Mariano Rolando Andrade | Chansons des mers du Sud. Trad. de l’espagnol (Argentine) par l’auteur et Christophe Manon. L’herbe qui tremble, 246 p., 18 €

Parfois, on écrit des mots sur le sable et la vague en passant les efface. Cela semble inéluctable. Mais il arrive, comme par une sorte de miracle, que les mots ne disparaissent pas dans son rebroussement. On lit les poèmes de Mariano Rolando Andrade comme on lirait ces mots-là, qui demeurent, inscrits, presque brûlant sur la rétine, imprimés en nous. Des mots, des vers, des chants qui nous hantent d’autant plus qu’ils ont cette sonorité simple, une sorte de franchise verbale, d’évidence énonciative. Comme si le poème relevait de l’expérience et du partage de ce qu’elle fait jouer de nous et du monde. 

C’est pourquoi on peut partager rapidement ce que le recueil raconte : un voyage. Le poète, pour quelque raison, un mal-être, une difficulté, une blessure, part et entreprend une longue pérégrination dans les mers du Sud, suivant les traces de devanciers qui semblent hanter sa mémoire et innerver sa langue. On est ainsi en Indonésie, dans l’archipel tahitien, en Australie et en Nouvelle-Zélande entre octobre 2016 et janvier 2017. Ce voyage procède autant d’une ouverture, c’est-à-dire d’une aventure, que d’un pèlerinage intérieur et mythique. En tout cas, il nous fait traverser, au plus près du poète (on écrirait si spontanément narrateur !), un trajet qui nous emporte vers les confins du monde et nous pousse aux extrémités de la langue et des aventures que nous vivons avec l’intensité des rêves premiers. 

Tu es parti à la recherche 

des levers de soleil, 

des oiseaux marins 

disant des vérités, 

un océan en suspens.

Chansons des mers du sud, Andrade
Le parc national Abel Tasman (Nouvelle-Zélande) © CC BY 2.0/Philipp Capper/WikiCommons

On n’est pas sûr que le poète parle de lui ou d’un autre ici, de lui ou de Rimbaud. Et au fond cela importe peu tant son parcours géographique croise celui d’autres, merveilleux – Verne, Stevenson, Poe, Brel, Segalen, Conrad, Melville… – et tant ce qu’il dit de son existence, de la poésie, de ses visées, de ses possibles, s’incorpore à leurs expériences devancières, à leurs exils aussi. Ce qui compte, c’est comment se stratifient, sans qu’on discerne toujours bien le sujet du texte, ses expériences, ses questionnements sur l’art poétique, les lectures qui hantent sa mémoire, les mots d’autres poètes qui reviennent. 

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L’aventure du poète, son voyage, traverse d’autres expériences qui le renvoient sans cesse à ce qu’il est, à l’ampleur de sa tâche.

Il y a une sorte de prodige à faire coexister avec tant de simplicité et d’évidence une multiplicité de niveaux de lectures sans jamais tortiller le texte ou le rendre abstrus. Andrade possède le don d’une langue évidente et franche. Comme l’écrit justement Christophe Manon, ses poèmes sont « pareils à des voiles qui claquent ». On perçoit particulièrement le travail de la langue, son adaptation remarquable en français, en passant de la version en espagnol (la seconde partie du livre) à celle adaptée en français par le poète lui-même et l’écrivain français. On y ressent une sorte d’abîme car ces Chansons des mers du Sud racontent le labeur du poète, ses doutes, ses angoisses, ses mélancolies, ses révélations aussi, son cheminement vers quelque chose qui excède son expérience. 

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Car la poésie de Mariano Rolando Andrade, par l’invention d’un lyrisme prosaïque d’une grande force qui rappelle de grands poète narratifs comme Walt Whitman, raconte toute autant la vie et les détours auxquels elle nous oblige que nos errances intérieures et métaphysiques. Pour lui, la poésie est d’évidence dans la vie, à l’affleurement du langage qui exprime l’expérience, ce qui bascule en nous lorsque la nature, une voix, une image nous font dévier, penser autrement, ravivant quelque chose du fondement de la vie et de la culture. Ainsi, écrire de la poésie revient à célébrer, à sauver quelque chose de notre vie, à retrouver un élément de notre provenance. 

La terre entière

est un labyrinthe de vers 

et de notes de musique

dispersés jadis par eux 

lors de leurs traversées 

afin que les hommes chantent 

et n’oublient pas qui ils sont. 

La terre entière 

est une mélodie 

qui guide les hommes 

à travers l’inconnu, 

comme l’étoile matinale 

plus tard les dirige 

vers le monde des morts. 

Ici 

­– là-bas aussi je suppose –, 

la terre qui n’est pas chantée

est une terre appelée à mourir. 

Mais la poésie n’est pas ici à entendre comme une sorte de discours univoque qui comblerait un besoin de mystique ou traduirait une conception lénifiante et démagogique du voyage, de l’ailleurs ou tout autre genre d’exotisme malvenu. C’est au contraire un geste profond qui englobe le réel du monde, la douleur d’y vivre, les violences sociales extrêmes, et ce qui nous porte vers l’imagination, le relais avec d’autres voix, comment le poète se libère, en les acceptant, des influences, comment il trouve une voix, comment il parvient à écrire « les vers / qui te permettent / de dormir la nuit ».

Écrire. 

Entendre 

ce qui ne se dit pas. 

Chercher dans la nuit, 

fouiller le cœur. 

Ne pas se rendre. 

Décoller le corps 

du matelas humide 

et ouvrir la bouche. 

Un peu d’air, 

une lueur de beauté. 

Respecter 

la pluie sacrée. 

Attendre. 

Patience 

et désillusion. 

L’air épais, 

les insectes, 

les inconnus. 

Le vers 

qui regarde assis 

au pied du lit. 

Les rimes et le mot 

qui se cachent 

dans la monotonie. 

Patience. 

Il y a une seule façon 

d’être poète. 

Mariano Rolando Andrade parle des morts, d’un monde perdu, des désordres d’une civilisation qui renie ses liens avec une parole altérée et fondatrice, qui recartographie nos imaginaires en les éprouvant physiquement. C’est cela que ses poèmes profèrent et qui nous emporte, avec une capacité d’émerveillement lucide assez stupéfiante. On est rarement saisi aussi vivement, aussi vite, par une poésie, par une langue, par la chaleur d’un rythme. L’aventure du poète, son voyage, traverse d’autres expériences qui le renvoient sans cesse à ce qu’il est, à l’ampleur de sa tâche. L’ensemble des textes raconte ainsi une quête, bouleverse des images en nous – de l’ailleurs, des femmes, du désir, de l’océan, de la nature, du passé… 

Car tout le recueil obéit aux deux magistraux poèmes qui l’inaugurent. Celui qui impose la figure du poète aux mains « brisées à coups de marteaux sur la table de travail », qui entreprend le rôle et les forces du poète face au monde et à lui-même, et celui consacré à Rimbaud à qui « on revient toujours ». Ils disent ensemble les vertus et les complications de l’acte poétique, de la révolte et du labeur qui le sous-tendent. Le voyage et la poésie qui le transcrit entremêlent, additionnent serait-on tenté de dire, l’expérience du poète avec ceux qui le précèdent, comme dans une connivence qui interroge le comment et le pourquoi du poème, la nécessité d’une langue qui, hors de tout artifice, vient s’intercaler entre soi et le réel et parvient à sublimer l’existence. 

Et ainsi naissent de meilleurs vers. 

Des vers 

qui ne connaissent pas la fatigue.  

Des vers 

qui poussent comme le soleil