Le « nous » qui résiste

Le bref récit Tout ce qui nous était à venir témoigne de la force de l’écriture de Jane Sautière, qui aborde dans une langue précise la question de la fin, sans pour autant exclure celles du renouveau et de l’avenir. En peu de mots, mais avec une très grande énergie et une exigence sans pareille, l’écrivaine se confronte à ce qui est inéluctable, non pour le déplorer mais au contraire pour en tirer toute la puissance, celle d’un « nous » qui s’affirme, voire qui s’impose au lecteur comme le seul avenir digne de ce nom, celui de la lutte. Le « nous » résiste à la fin qui vient, car d’autres prennent le relais, toujours, lorsque les forces diminuent et que le souffle vient à manquer.

Jane Sautière | Tout ce qui nous était à venir. Verticales, 92 p., 10 €

Le blanc à venir, celui de l’amenuisement, est aussi le blanc de l’absence. Pourtant, Jane Sautière joue avec lui pour lui restituer sa force poétique et existentielle. Tout ce qui nous était à venir, citation légèrement remaniée d’un vers de Rutebeuf cité en exergue, se présente en trois sections : « Nous autres », « La presque dernière promenade » et « Blanc total ». La section qui clôt le récit est très brève, laissant présager au lecteur le « blanc total » qui nous est à venir, à nous tous, et avec lequel il faudra pourtant faire. Et c’est d’ailleurs sur ce qui n’est pas, ce qui est là en creux, puissance de l’imaginaire et du fantasme, que s’ouvre le récit, par la relation d’une scène érotique entre deux hommes et une femme qui n’a pas eu lieu : « Il ne reste plus que le souvenir de ce qui n’a pas existé ce jour-là. […] Nous vibrons. Nous avons vécu cette absence entre nous ». Il y a dans Tout ce qui nous était à venir une manière de saisir le vide et le plein, ce dont témoigne exceptionnellement cette scène érotique inaugurale où le vide du désir appelle le plein des corps, où le vide de l’absence appelle le plein du fantasme, où le blanc appelle l’écriture. 

Tout ce qui nous était à venir Jane Sautière
Jane Sautière © Francesca Mantovani/ Editions Gallimard

C’est alors la chair du texte qui comble le désir du lecteur, dans cette succession de tableaux, de fragments qui au fil de l’écriture s’incarnent, nous pénètrent. Rappelons d’ailleurs que c’est par le fragment que Jane Sautière a commencé à écrire ; déjà dans Fragmentation d’un lieu commun (Verticales, 2003), elle posait avec fermeté la question de l’autre et d’un « nous » possible, dans une adresse qui, au fil de ses livres, se précise. Lorsqu’elle accorde en juin dernier un entretien à la revue La Femelle du requin, elle évoque la « littérature comme un champ de liberté pure ». Cette « liberté pure » est celle d’un avenir qu’il faut envisager malgré l’âge qui avance et le temps qui passe. C’est le corps qui s’affaisse progressivement, les habits qu’on n’avait jamais pensé mettre mais qu’on se résigne à enfiler, pour plus de confort, le rapport au monde qui se modifie lorsque chaque mouvement est un peu plus difficile, coûte un peu plus d’effort. Jane Sautière décrit ces moments qui peuvent sembler dérisoires, mais qui signalent la manière dont progressivement on fait un pas de côté, sans bruit, moments qui provoquent des secousses immenses et imperceptibles à la fois. 

Pourtant, jamais ne naît dans le récit la moindre tentation de s’y laisser enfermer, ou de s’en plaindre. Aucune lamentation, aucun désir de consolation ne surgit. C’est au contraire le regard plein de lumière et d’amour que pose la narratrice sur les autres qui l’éclaire elle aussi en retour : « Nous en sommes là ? Déjà là ? Il semblerait. L’espace se restreint, nous l’occupons intégralement. Il s’est brusquement rétréci et dilaté dans le mouvement antagoniste qui nous maintient vivant.e.s : la mortification par le réel et l’hyperventilation du désir. » La puissance de la poésie fait œuvre de résistance, à la fois intime et collective. Des anges visitent ses nuits blanches, inlassablement, car les disparus et les fantômes sont toujours là, et chuchotent alors la perpétuation d’un seul salut. « Et tu te dis, tu te dis ce qu’ils t’ont soufflé, et peut-être même ce qu’est leur présence : la poésie, elle te restera. Ce mot aussi risible que le mot ange, que tu n’aimes pas et qui résiste tout pareil et pour les mêmes raisons. La persistance de la vie. » Joie ! La poésie persiste dans le secret des nuits et dans l’élan collectif qui lie les générations à jamais, ce dont témoigne de manière éclatante Tout ce qui nous était à venir.