Ce qui nous arrive
« Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire… », se plaignait Anna Karina dans Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard (1965). Elle n’avait pas encore tout lu. Ni tout vu ! Entre les injonctions (restez chez vous, sortez le moins possible, respectez la distanciation sociale…) et les recommandations (lisez La peste, faites du sport, cuisinez maison, lavez-vous les mains…) liées au confinement, on étouffe. Mais il existe peut-être des formes d’occupation plus inspirées, ou inspirantes, piochées dans telle ou telle lecture ou réminiscence de lecture. Lesquelles croisent parfois les injonctions et/ou recommandations visées plus haut. Ou les élèvent. Ou les évitent.
Par où commencer ? Ranger. Vider. Trier. Des livres, des vêtements, des lettres, des boîtes de conserve. Tout ce qui vous tombera sous la main. Ceux qui possèdent une bibliothèque, ou plusieurs, se délecteront des conseils que donne Perec dans ses « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres », mettront de l’ordre dans leurs volumes, en essayant de ne pas se démettre un poignet, réfléchiront à toutes sortes de classements, en profiteront pour dépoussiérer les rayons. Et pendant qu’ils y sont, ils tenteront de mettre chaque livre de Perec à sa place, dans lesdits rayons.
Si point, ou trop de livres le lecteur a, ses vêtements feront l’affaire. On les triera façon Jane Sautière dans son Dressing, c’est-à-dire qu’on se les remémorera : « Ouvrir un livre comme on ouvre une armoire. Mieux : ouvrir une armoire comme on ouvre un livre. Écrire un vêtement perdu, oublié, le faire sortir de ce placard trop obscur, regarder ce qu’il a été dans son ordinaire et son extraordinaire, s’il en a eu un. »
Dans tous les cas de rangement, se souvenir, comme le rappelle Fernand Cambon dans Deuils, que vider, c’est trier, c’est-à-dire prendre le temps de regarder, peser, comparer avant de décider de jeter. Sans avoir pu remettre la main sur le livre, il est aussi question de ceci et de cela dans Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem.
Une fois que le lecteur en aura fini avec ses vêtements, ou ses livres, il pourrait lui prendre quelque envie de départ. Dans ce cas, suivre à la lettre les recommandations de Pessoa :
« À la veille de ne jamais partir
du moins n’est-il besoin de faire sa valise
ou de jeter des plans sur le papier,
avec tout le cortège involontaire des oublis
pour le départ encore disponible du lendemain.
Le seul travail, c’est de ne rien faire
à la veille de ne jamais partir. »
Et puisque l’on parle de ne rien faire, jeter un œil au livre éponyme ou presque de Thomas Baumgartner paru il y a peu. On y apprend à réhabiter sa tanière, « prendre la fantaisie par la main » (cette main-là, on a le droit), regarder les nuages…
Ne rien faire rime souvent, dans la tête du confiné, ou du dépressif (c’est parfois le même…), avec ne rien savoir faire. Mais ne vous laissez pas faire. Commencez : de peindre, de dessiner, de chanter, de jouer d’un instrument. Il faut un début à tout et c’est souvent le début qui compte. Fabio Viscogliosi ne dit pas autre chose dans sa petite suite fragmentaire au titre qui va comme un gant à la situation (Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit) : « En toutes circonstances, l’esprit de débutant est salutaire. ‟Je n’ai jamais aspiré à autre chose qu’à être un peintre d’enseignes”, disait le grand dessinateur Alfred Kubin dans un soupir de soulagement. Qu’entendait-il par là, lui à qui le monde apparaissait semblable à un labyrinthe ? Ses meilleurs dessins furent réalisés sur papier, de petits formats dont la fragilité grandit l’impact. Des monstres minuscules, grattés à la plume et rehaussés de lavis. De modestes bricoles, finalement. Une volonté réduite à sa plus simple expression. »
Faire du sport, de la gymnastique, autrement dit : bouger son C.. Serait-ce la forme inversée, et pudique, de faire l’amour (avec soi ?!)? Il existe une variante métaphysique pêchée chez un poète de haute volée (Ghérasim Luca). À vos tatamis !
« Debout
Les angoisses jointes
Vide tombant en souplesse
De chaque côté de la mort
Sautiller en légèreté sur les frissons
à la façon d’une balle qui rebondit
Laisser les angoisses souples
Ne pas se raidir
Toutes les idées décontractées »
Faut-il encore regarder la TV ? Entendre compter et recompter les morts, par pays, par âge, par sexe. Ou bien se précipiter sur la première fiction venue. Qu’importe le grain de l’image, pourvu qu’on ferme les yeux ! Quoi qu’il en soit, lire ou relire, avant d’allumer le poste, le corrosif J’habite dans la télévision de Chloé Delaume ou les Télé-Notes de Perros, qui nous raconte, à sa manière, sa « marmelade d’images ».
Il est une autre vue sans doute plus salutaire, et praticable, en ces temps de confinement : la fenêtre. On peut s’y rendre à toute heure du jour et de la nuit, observer, attendre, observer. Quoi ? Rien, ou des chevaux qui reviendront bien un jour ou l’autre. Kafka n’en doutait pas une seconde : « Quiconque vit abandonné et voudrait cependant, çà et là, lier quelque relation, quiconque, en face des changements que lui imposent les heures, les saisons, le métier ou toutes autres circonstances, veut trouver un bras, un bras quelconque auquel se tenir – celui-là ne pourra se passer longtemps d’une fenêtre sur rue. Et même s’il en est au point de ne plus rien chercher, même s’il n’est plus qu’un vieil homme recru de fatigue qui s’appuie à sa fenêtre et promène ses yeux entre le public et le ciel, la tête un peu rejetée en arrière, sans plus rien vouloir, les chevaux l’entraîneront cependant dans leur cortège de voitures et de bruit, pour le replonger enfin dans le concert des hommes. »
Pontalis, qui aimait de même les fenêtres, conseillait de les laisser ouvertes, tandis qu’il insistait « pour que les portes, elles, soient fermées » : « Ma ‟topique” subjective, ajoutait-il, est à la fois celle des fenêtres ouvertes et de la chambre à soi. »
Ce qui nous ramène immanquablement à des questions d’espace, de quotidien, et donc à Perec. Avec qui, ou plutôt grâce à qui, l’on est désormais autorisé à regarder ses murs, scruter son papier peint, interroger ses petites cuillers…
… il est vrai qu’apprendre à habiter son espace ne va pas de soi. Perec, toujours lui, en a rendu compte dans Espèces d’espaces, son livre le plus construit et le plus fragile, qui explore jusque dans les moindres recoins tout le cadre de notre vie.
Irma Pelatan s’est-elle souvenue de Perec quand, au dixième chapitre de L’odeur de Chlore, admirable petit récit intime et pudique, elle évoque le bassin de vingt-cinq mètres de long dans lequel elle travaillait, enfant, l’art du virage : « Mais c’était si dur au début, en dos surtout, on se cognait toujours à la limite. » Et dire que nous n’avons, pour l’heure, que nos baignoires…
Se laver ou ne pas se laver, that is the question ! Ou alors, tout de gob, suivre les conseils de Grand-Papa Boltanski dans La cache : « Dans un monde propre, il faut être sale répétait-il. Les bactéries nous protègent. » La cache est un livre merveilleux qui, s’il parle d’enfermement, ne s’épuise jamais à tourner en rond. Comme, d’ailleurs, ses habitants de l’hôtel particulier de la rue de Grenelle. Véritable leçon de vie confinée s’il en est.
Au fond, il n’est peut-être d’autre espace que le livre, et singulièrement le livre à soi, de soi. Écrire son journal, rien que son journal, voilà peut-être l’occupation des occupations. Ici, pas de livre inspirant ; on ne s’inspire pas d’un journal : on fait face et on fait fi. Dans Le plaisir du texte, Barthes s’énerve qu’un éditeur ait jugé bon de supprimer toutes les notes insignifiantes du Journal d’Amiel, et particulièrement celles au sujet du temps qu’il fait. Notez tout, notez (le) rien, mais notez donc.
Ou bien mettez-vous de l’autre côté du temps, regardez-le passer, peut-être comme les chevaux tout à l’heure à la fenêtre. Qui revient. Qui ne reviendra pas. Les années d’Annie Ernaux vous aidera à passer le cap du millénaire dernier : il n’est guère d’autre livre qui donne à ce point à entendre le temps qui passe et ne revient pas.
Sinon, pour contrer la mélancolie, vous pouvez toujours bricoler, soupirer, jardiner, vous énerver, rêver. Ou alors, comble du raffinement, lire le début de la Recherche et vous endormir avec.
Ou encore boire du thé, des tisanes, en prenant soin de suivre le conseil de Michaux : « Ne désespérez jamais : faites infuser davantage. »
Pleurer, rire, pleurer de rire. L’humour juif est un excellent adjuvant, sinon l’adjuvant par excellence. Adam Biro lui a consacré un très beau dictionnaire amoureux. Emportez-le partout chez vous.
Parler enfin à son chat, ou l’écouter parler. N’est-ce pas ce qu’a réussi à faire Béatrix Beck dans une sorte de récit intérieur, L’enfant chat. Méfiez-vous tout de même, c’est dangereux :
« – Veux une robe, dit-elle en posant la patte sur ma jupe de crêpe de Chine lilas qu’il me faudrait sacrifier à son profit.
– Tu as déjà de la fourrure, très, très angora, tu n’as pas besoin de vêtements.
– Si
– Les gens se moqueront de toi.
-Grifferai. »
Se consoler derechef, avec Michaux : « Tout virus est prodigue. »
Sinon, faire la cuisine, quantité d’écrivains ont écrit des livres de recettes (Alice Toklas, Dumas père, pour ne citer qu’elle et lui). Attention toutefois à ne pas écrire en même temps que vous faites cuire du riz (conseil de Marguerite Duras).
Sinon, si on n’sait toujours pas quoi faire, on peut toujours lire, ou relire des livres, ceux-ci, ou d’autres. Reprendre au début ou continuer jusqu’à la fin. Du confinement.