Les deux versants d’une vie 

Notre sort personnel est régi par la complaisance. C’est du moins ce que pense découvrir Maïa, l’alter ego de Simona Sora, auteure de ce roman étincelant, son deuxième traduit en français. Écrivaine de la nouvelle génération roumaine, essayiste, journaliste et romancière, elle s’engage dans cette aventure en dotant son personnage, une jeune femme de 18/20 ans, de deux récits placés tête-bêche dans un même volume. Deux versants possibles d’une vie également sujette à la complaisance, d’abord sous le régime finissant de Ceausescu, puis en Suisse, modèle d’une démocratie sage et bien ordonnée.

Simona Sora  | Complaisance. Ascension en orthopédie. Trad. du roumain et préfacé par Florica Courriol. Des femmes-Antoinette Fouque, 440 p., 22 €

Qu’entend-elle par complaisance, titre de ses deux récits ? L’un s’annonce positif puisqu’il est question d’ascension. La traductrice explique dans sa préface le sens ambigu du mot roumain inaltarea employé dans le sous-titre : ce peut être une montée, ou plutôt une ascension. Ici, dit-elle, il s’agit d’une ascension de Maïa dans « le rang des ‘’élues’’ » au service d’orthopédie d’un hôpital. L’autre vie semble plus apaisée, puisque le sous-titre se limite à « Hôte à vie ». Dans le premier cas, la compréhension de ce qu’est la complaisance arrive lentement, elle se résume à une formule : « Ne penser que ce que tu peux dire », ce qui évite d’être obligé de se taire. Dans le second, l’approche est plus radicale et immédiate. Retrouvant des Roumains dans son canton suisse, Maïa fuit, se rendant compte qu’elle a cédé à « cette complaisance nauséeuse qui la poursuivait jusque dans ses rêves ». Il s’agit donc d’un état inconfortable dont le roman, contrairement au titre, nous montre les subtilités, les bonheurs et les souffrances. C’est l’occasion d’un tableau sans illusion des sociétés modernes, tant à l’Est qu’à l’Ouest. Les détails et l’ironie des descriptions de la journaliste-romancière nous plongent dans le monde du travail, ici le milieu médical, rarement présent en littérature, avec ses intrigues de pouvoir, les vies parallèles des médecins, les contre-règles non écrites. À l’hôpital décrit dans le premier texte, « tout se passait comme dans une partouze virtuelle, selon divers degrés d’initiation et tous – des spécialistes aux infirmières – remplissaient les conditions de qualification et de strict respect des trois S (sexy-seuls-silence) ».

Simona Sora, Complaisance
Couloir d’hôpital © CC BY-SA 2.0/Jack Moffitt/Flickr

Le décor de ces deux histoires est donc le monde médical. Jeune infirmière, Maïa est instrumentaliste dans le bloc opératoire du docteur Negru à l’hôpital de Sava, sa ville natale (comme celle de l’auteure) peuplée de souvenirs d’enfance et de désirs. Or, des règles strictes, patiemment décrites au fil des pages, doivent être respectées. Avant l’opération, l’instrumentaliste a en charge de vérifier la stérilisation des instruments préparés et disponibles dans un ordre précis, pour le chirurgien. Elle les lui tend à chaque instant de l’opération. Une coopération stricte que deux événements vont déranger. Le docteur Negru, un patron réputé pour son goût des jeunes infirmières, la regarde de ses yeux bleus, et reste muet quand ils se croisent dans l’ascenseur. Il secrète en elle « une bouffée amoureuse ». Après quelques mois de travail, il lui demande de rester un soir pour rédiger le compte rendu de l’opération du jour. Elle est émue du privilège. 

Le chirurgien lui dicte froidement le texte tout en faisant ce qu’il faut pour lui enlever sa virginité. Un abus ? Un viol ? Le récit qu’en donne l’auteure est volontairement indécis. « Incapable de dire pourquoi elle avait choisi de rester, Maïa s’était même assoupie » et réveillée « avec le soulagement de l’avoir fait, bel et bien fait ». Une expression qui revient chaque fois qu’elle pense à cette soirée. « Elle l’avait fait parce qu’elle avait depuis longtemps envie de le faire. Quoi de plus simple en fait. » Elle s’habille et se précipite dans la salle de bain des infirmières où, deuxième événement, elle heurte, en sortant de la douche, le corps mort d’un enfant avorté. Choquée, elle le prend, le lave et l’emmitoufle comme ses poupées jadis, elle ne sait que faire. Elle ignore qu’il est destiné à un vide-ordure un peu plus loin.

La voilà embringuée dans une double histoire. Ses petits moments avec le chirurgien et les enquêtes d’un procureur (l’avortement est interdit en Roumanie communiste) la perturbent. Elle s’interroge, se demande qui elle est, écoute ses collègues lui raconter leurs histoires (occasion de beaux portraits) et affronte la séduction du docteur Negru « qui transmet des ondes de malheur ». Elle refuse de se plier. Cela peut aller très loin : « Chaque fois que [Maïa] sentait planer le danger de la complaisance », elle éprouvait « une étrange solidarité à l’égard des suicidaires ». Elle rêve de fuir avec un garçon en RFA. Partira-t-elle ?

Toujours est-il que nous les retrouvons quelques années plus tard, dans le second récit. Après la révolution roumaine de 1989 et l’effondrement du bloc soviétique, elle a émigré en Suisse avec un garçon rencontré par hasard. Elle s’est fait embaucher dans un établissement de gériatrie dont les pensionnaires sont en fin de vie. Les règles y sont très strictes. A « La Chance » (c’est le nom de l’établissement !), elle doit soigner des mourants en soins palliatifs, ceux que la fantaisie suisse nomme des « hôtes à vie »,  jamais des « patients ». Elle inscrit ce qu’elle fait dans un carnet vert que vérifie un certain M. Legrand pendant de longs interrogatoires.

Simona Sora, Complaisance

Elle commence par accepter la complaisance : « elle s’initiait en profondeur à la routine, assimilait la complaisance […] C’était la première fois de sa vie qu’elle acceptait la chose car la résistance, le détachement, l’ironie lui auraient semblé relever d’une sorte de trahison ». Elle est encore sous le coup de son « impérieuse envie de partir » quand à Bucarest la révolution a mal tourné avec des affrontements violents, et de son euphorie lorsqu’elle s’est installée en Suisse. Elle accepte les exigences des responsables de La Chance : son respect des règles et sa compréhension de la routine. Elle reste à la place qui lui a été indiquée.

Or, tout va s‘embrouiller.

Ce second récit prend la forme d’un interrogatoire, un interminable interrogatoire de M. Legrand qui convoque Maïa et critique son carnet vert dans lequel elle est censée consigner tous ses actes. Ce qu’elle ne fait pas. Les questions sont indiscrètes, du genre : vous êtes-vous fait des amis dans le personnel ? Connaissez-vous X ? Avez-vous rendu visite à Y chez elle ? La forme de cet interrogatoire ne peut que rappeler à quiconque a vécu dans la Roumanie de Ceausescu ceux de la Securitate, la police politique, ou surtout les « dossiers » que beaucoup traînaient toute leur vie. Maïa finit par s’apercevoir que son carnet vert, auquel elle n’attachait guère d’importance, est, comme ceux des autres, le « principal témoin de toute cette histoire de La Chance ». Certaines l’ont d’ailleurs dénoncée dans leurs carnets.

Maïa comprend que « rien ne perd en Suisse ». Il est interdit, par exemple, de parler du passé avec un « hôte à vie » car le souvenir, « une force qui propulse en avant », n’est pas conseillé à des gens qui vont mourir. Or, elle s’est attachée à un patient à qui elle lit des histoires, ils finissent par se raconter leurs passés. Le jour de sa mort, elle tente hors règlement de le réanimer. Sacrilège ! Elle avait aussi abordé avec lui la complaisance car il y voyait une forme d’amour. Elle lui avait dit que « pour elle, la complaisance c’était l’enfer : mimer la bienveillance, l’ouverture, l’acceptation quand on éprouve tout le contraire, se taire et faire, alors que se taire et faire vous arrachent les organes internes les uns après les autres ; subir et attendre en appuyant sur ‘’un bouton de complaisance’’ que l’on se fabrique soi-même, une sorte de muscle autonome et exercé, juste pour éviter le conflit. Mais n’est-ce pas justement le conflit qui peut libérer ? ».

Cette dernière définition, une sorte de profession de foi, correspond sans doute à la conviction de Simona Sora, à ce que lui disait sa mère à qui est dédié le roman. Elle nous a offert un livre attachant, parfois étrange, où cohabitent chez les personnages la tentation de mourir et une forte envie de vivre, et, dans certains lieux, comme l’hôpital de Sava, « une ambiance d’hyper-érotisation dans la proximité glaçante de la mort ». Serait-ce pour elle l’image de notre siècle déchiré entre des pulsions autodestructrices et le rêve éculé du bonheur ?