Dans la marge d’une biographie

Alors que les essais consacrés aux épisodes de la vie de Michel Foucault se sont multipliés, des années de jeunesse aux derniers trips californiens, paraît en français une enquête sur le séjour du philosophe à Varsovie comme directeur du Centre de civilisation française de l’université. Le livre de Remigiusz Ryzinski, en recherchant pourquoi Foucault, quittant son poste, partit précipitamment pour Hambourg, offre surtout un tableau documenté et passionnant de la vie homosexuelle dans la capitale de la Pologne communiste, et de sa répression.

Remigiusz Ryzinski | Foucault à Varsovie. Trad. du polonais par Margot Carlier. Globe, 240 p., 23 €

En 1959, Foucault, qui avait rejoint la Pologne après deux années à l’université d’Uppsala en Suède, « piégé » par un jeune homosexuel travaillant pour les services de la sécurité intérieure communiste, est obligé de quitter le pays. Ce biographème, depuis la mort du philosophe, a contribué à la construction de la légende foucaldienne, sans que personne mène véritablement l’enquête (ni Didier Eribon, ni David Macey). C’est chose faite et de belle manière dans cet essai qui est à la fois celui d’un intellectuel queer polonais qui n’a pas connu Foucault et celui d’un chercheur qui est allé fouiller dans les archives noires des années communistes au sein de l’Institut de la mémoire nationale et dans celles que conservait Daniel Defert, rue de Vaugirard. 

Remigiusz Ryzinski Foucault à Varsovie
Varsovie, la place des Défilés (Plac Defilad) vue depuis le sommet du palais de la Culture et des Sciences © CC BY-SA 2.0/keriluamox/Flickr

Des années polonaises, il ne restait que peu de traces chez Foucault, à l’exception, dans un petit carnet d’adresses rouge, d’un prénom, « Jurek », avec une adresse à Varsovie et un numéro de téléphone, et de quelques photographies de ce jeune homme. Demeurait surtout le souvenir qu’avait Daniel Defert de visites d’amis polonais du philosophe mais qui était recouvert aussi par l’autre moment polonais de Foucault, celui, partagé avec Pierre Bourdieu et Bernard Kouchner, de Solidarnosc. Ce sont les archives de l’Institut pédagogique national (IPN) qui ont prêté une identité à celui qui avait « donné » Foucault : un certain Jerzy Tadeusz Stachura, né en 1934 d’une famille de « prolétaires paysanno-ouvriers », dont Ryzinski a pu reconstituer la biographie : il n’alla jamais à l’université, il était bibliothécaire à l’état-major de l’armée polonaise. Il s’était marié avec une prénommée Wieslawa, ils n’avaient pas eu d’enfant, et il mourut en 2011. Il avait été un piètre agent d’information comme il en exista des milliers en Pologne communiste. Autrement dit, cette « affaire Foucault » n’en était pas vraiment une. Le philosophe n’était pas un ennemi du peuple polonais, malgré ses « mœurs immorales » ; il était revenu dès 1962 en visite à Varsovie. Les ennemis étaient tous ces jeunes gens polonais et homosexuels. Ils avaient fait l’objet de nombreux rapports. 

L’intérêt du livre de Remigiusz Ryzinski réside dans le beau tombeau qu’il dresse aux garçons de Varsovie, à ceux qui se rencontraient dans les urinoirs publics mais aussi dans des bars underground. En ce sens, ce texte révèle, dans la marge de la biographie du « grand philosophe », des vies parallèles et, en cela, peut-être à son insu, devient éminemment foucaldien. Ce tableau est singulier parce que construit à la fois avec les souvenirs de certains acteurs et avec les notes et observations de la police (avec leurs inexactitudes aussi). L’auteur redessine d’une part une géographie de la vie gay à Varsovie, avec en son centre le regretté Sauna Diana, rue Rutkowski, et le mythique café Alhambra, 32, avenue de Jérusalem, qui est désormais une banque. Il peint surtout un monde qui n’est pas très différent de ceux que les historien.ne.s ont mis en lumière dans de nombreuses capitales du monde en ces mêmes années 1950. Tel un archéologue, il ressuscite cette ville enfouie, en soulignant que les gays sont encore souvent dans la Pologne actuelle l’objet de stigmatisations et de discriminations.

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Le chercheur rappelle aussi que le Code pénal polonais ne considérait pas comme un délit la « satisfaction des pulsions sexuelles contre-nature » du moment qu’elle ne se produisait pas dans des circonstances interdites par la loi (à savoir relations avec des mineurs et violences physiques mais surtout prostitution et pornographie). Ce sont ces deux derniers motifs qui sont convoqués et que l’on retrouve dans les dossiers de police. Nombreux sont ainsi les dossiers ouverts sur des inconnus qui décrivent des modes de survie.

Même si les archives des polices politiques sont désormais bien connues (Securitate en Roumanie, Stasi en Allemagne de l’Est), c’est un autre intérêt de ce livre que de nous faire entrer dans les archives du « royaume d’Ubu » et de voir comment, selon quels termes, avec quels mots, ces brèves biographies d’infâmes sont rédigées. Aussi, en refermant le livre, on est troublé par le fait que ce soit un biographème de Foucault, celui-là même qui s’intéressait alors aux lettres de cachet, qui nous donne à lire ces figures anonymes prises dans les mailles du pouvoir.