Trouver ses propres mots

Parfois, quelqu’un lui demandait de relater son expérience, pour l’écrire et la publier. « Je refuse », affirmait-elle. « Si un jour cette histoire doit être écrite, je veux qu’elle le soit avec mes propres mots. » Il lui a fallu de nombreuses années, et une longue enquête, pour les trouver. Survivante du génocide des Tutsi en 1994, Beata Umubyeyi Mairesse s’était jusqu’alors fait connaître en écrivant des nouvelles puis deux romans attachants, aux sujets liés à ce qu’elle a vécu au Rwanda. Trente ans après les faits, elle présente dans Le convoi un récit rédigé, malgré ses hésitations permanentes, avec les mots qui lui permettent, dit-elle, de « parler de l’intérieur ».

Beata Umubyeyi Mairesse    | Le convoi. Flammarion, 334 p., 21 €

Peut-on, veut-on raconter ? Les survivants des génocides se sont souvent posé ces questions, quand ils ne se sentent pas écoutés, ou plus simplement quand le récit de ce qu’ils ont vécu est imprononçable. Certains ont choisi d’écrire des fictions, trouvant dans la littérature des mots accessibles. D’autres se taisent définitivement. Ce n’est jamais facile. Contrairement à ce qui est souvent dit, parler ou écrire est toujours une épreuve. Différente de celle d’un témoin ou d’un descendant de survivant.

Beata Umubyeyi Mairesse a survécu au génocide. À l’âge de quinze ans, à Butare, sa ville natale au sud du Rwanda, elle a pu échapper aux tueurs, avec sa mère, à bord du camion d’une mission humanitaire suisse (Terre des Hommes). Un camion destiné à des enfants de moins de douze ans. Elles sont restées allongées au fond, couvertes de coussins et de couvertures, des petits enfants assis sur elles. Le 18 juin 1994, elles ont traversé la frontière vers le Burundi. 

Beata Umubyeyi Mairesse  | Le convoi.
Photos des personnes tuées lors du génocide, Mémorial du génocide (Kigali, Rwanda) © CC BY 2.0/travelmag.com/Flickr

Survivante, elle laissait des cousins, des cousines, sa grande famille et des amis, la plupart assassinés. Arrivée en France, prise en charge par une famille d’accueil, elle veut survivre. Elle entreprend des études et commence à travailler dans des organisations d’aide humanitaire ou de solidarité. Elle ne raconte pas son histoire, ou très peu, ou à son mari plus tard. Elle ne trouve ni les mots ni la volonté de parler. Entre se taire et laisser aux autres le soin de raconter son histoire, elle décide un jour de noter sur un carnet quelques souvenirs, des points de repère, de peur d’oublier. Sa mémoire « s’effilochait ». Comme pour la faire vivre, elle choisit la littérature en publiant deux volumes de nouvelles, de la poésie et deux romans, où l’on rencontre des personnages, surtout des femmes et des enfants, qui chaque fois emmènent le lecteur au plus près des grands blessés du génocide. 

Un matin, elle reçoit quatre photos de journalistes de la BBC qui étaient à la frontière ce 18 juin, « jour de sa survie ». Elle n’est pas dessus, mais elle y reconnait d’autres enfants. Ces photos deviennent aussitôt le langage, le truchement auquel elle n’avait pas pensé pour s’adresser à ces autres enfants, les retrouver, pour parler avec eux, leur remettre les photos. En 2007, elle se lance dans une quête d’images – des gens avaient dit l’avoir vue à la télévision britannique alors qu’elle passait la frontière. Elle cherche intensément qui étaient ses sauveteurs, comment elle a pu, avec sa mère, monter dans un camion d’enfants. Elle précise sa mémoire de son propre sort et de celui de ses compagnons d’infortune. Elle commence à parler, quelquefois, dans des lycées à des adolescents de l’âge qu’elle avait en 1994. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Son livre naîtra de ces rencontres, des photos et des témoins humanitaires qui l’ont sauvée. Il devient une quête d’elle-même, un récit délicat où se croisent plusieurs temps, celui de la jeune fille de quinze ans à Butare ou à la frontière, ses réactions, hésitations, et « le temps du témoignage » réuni dans un chapitre, interrompu par des lycéens qui l’interrogent. Non pas un récit chronologique, car chaque temps avance dans un désordre fascinant qui tient le lecteur en haleine. Le ton est sobre, sans emphase, parfois distant, il contraste avec les horreurs qu’elle évoque. C’est donc un texte en mosaïque, une parole forte et claire, à laquelle s’ajoute le récit du travail des humanitaires de Terre des Hommes, le portrait complexe de ceux qui l’ont prise en charge, et un regard réservé sur la version médiatique du génocide des Tutsis. Il y a dans ce livre beaucoup à apprendre, à transmettre.

Elle est surprise par l’image qu’elle a laissée, que lui raconte le responsable de la mission qui avait affrété ce camion. Il « m’a dit qu’il se souvenait clairement de moi ce jour-là. Il a affirmé cette chose qui m’a semblé incongrue : il dit qu’alors j’étais souriante. Comment pouvais-je sourire dans ces moments terribles ? Je ne garde pour ma part que le souvenir d’une forte angoisse. Est-ce seulement à la fin du périple que je me suis détendue ? ». Toujours est-il que ce constat la conduit à cette décision : « Ce sourire qu’il m’a attribué serait donc le dernier visage que j’ai offert à mon pays avant de le fuir ? Je veux en avoir le cœur net. » D’où l’extraordinaire ténacité qui rythme son enquête, et ses étonnements : a-t-elle vraiment « offert » cela ? Elle écrit la conviction qui l’anime : « Je sais aujourd’hui que les génocidaires ne m’intéressent pas. Je souhaite consacrer toute mon énergie à l’histoire des victimes, à parler de nos peines, des traumatismes dont on ne guérit pas, mais aussi de nos délicates solidarités. » 

Beata Umubyeyi Mairesse  | Le convoi.
Beata Umubyeyi Mairesse © Celinę Nieszawer/Flammarion

Lorsqu’elle aborde les moments terribles de ses dernières semaines à Butare, ou bien sa mère, ce qu’elle voit et entend, elle touche profondément le lecteur par ses regards sur le monde qui l’entoure, ce qu’elle fait sans réfléchir, par instinct de vie, et le miracle qui la sauve. Elle place d’ailleurs en exergue de son témoignage cette phrase de Charlotte Delbo : « pour chacune, un miracle qu’elle ne s’est pas expliqué ». Une théorie du sauvetage ?

À mesure qu’elle avance dans sa recherche, que des portes se ferment, à chaque déception raconte-t-elle, les images reviennent et lui apprennent « beaucoup » sur « la façon dont cette histoire, toute cette histoire du génocide, avait été racontée au monde ». Un regard extérieur qu’elle ne condamne pas, c’est seulement une limite qu’elle veut franchir : « Le monde s’est contenté de nous regarder mourir sur du papier glacé, à la télé. […] Mais aujourd’hui, entre le monde et nous, il me semble enfin qu’une autre histoire est possible. » Aussi a-t-elle envie « de passer de l’autre côté du miroir pour changer de narratif, lui donner plus de complexité ». Ce qu‘elle parvient à faire dans ce récit. 

Modèle de réappropriation de son passé, Le convoi libère ses propres mots. On y apprendra à l’occasion le rôle de la langue française qu’elle a apprise dès la petite école, qui, avec les images, lui donne ses mots et une manière de se sauver avec sa mère. Comme dans ses fictions, Beata Umubyeyi Mairesse transmet de fortes émotions et sa vérité, sans sombrer dans le pathétique. Les situations s’imposent, exactes dans le présent, agressent ou apaisent. Elles donnent à voir la réalité, vécue par une jeune fille, d’un génocide. On écoute celle qui parle et écrit, on pleure, on est avec elle.