« Je ne t’ai pas fait exprès » : c’est une mère qui s’adresse à sa fille. Elle se nomme Immaculata. Un prénom qui suggère une personne sans tache. N’a-t-elle pas voulu son enfant ? Elle l’a appelée Blanche. Une autre couleur de la pureté. Que veut dire cette mère ? Beata Umubyeyi Mairesse, auteure de nouvelles et de poésies très remarquées, se fait romancière pour y répondre.
Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersés. Autrement, 242 p., 18 €
En fait, Immaculata utilise plusieurs fois cette formule pour ses deux enfants. Rescapée tutsie du génocide du Rwanda en 1994, elle leur parle dans sa tête, alors qu’ils ont tous les trois survécu. À Blanche, elle avoue avoir essayé « d’éviter sa naissance » car elle savait « mieux que personne ce qu’allait être la douleur de l’être qu’[elle] mettait au monde ». Le père, un Français expatrié, avait dû quitter précipitamment le pays. À Bosco, le fils plus jeune, elle raconte un autre père, un démocrate hutu, cadre du régime renversé par la dictature, emprisonné et assassiné alors qu’elle était enceinte de lui. « Vos deux pères sont aux Cieux maintenant », leur dit-elle.
La guerre et le génocide ont séparé les êtres. Bosco était parti rejoindre les ikotannyi, les rebelles dans les forêts du Zaïre, en espérant combattre aux côtés de son père. Il avait fugué du lycée avec un copain. Quand il est revenu à Butare, soldat des troupes qui ont libéré la ville, il a découvert sa mère en piteux état, affamée, hagarde. Elle s’était cachée trois mois dans la cave d’une librairie, et avait confié Blanche à une mission humanitaire belge, qui l’avait évacuée vers la France.
Le roman de Beata Umubyeyi Mairesse s’ouvre sur le retour de Blanche. Elle raconte comment elle est réapparue, trois ans après le génocide, à Butare, sans prévenir. Elle entre dans la maison familiale, son frère est là. Deux cris, deux silences. Le lecteur n’apprend la suite qu’une centaine de pages plus loin, au centre du livre. Le frère et la sœur s’embrassent. Blanche a la gorge sèche. Elle ne trouve pas de mots. Rien ne se passe comme elle l’avait envisagé. La mère se profile dans l’embrasure de la porte : « Mama. Tu as poussé un long cri, tu criais parce que j’étais là. Ce n’était ni de la joie ni de la surprise, c’était plus profond et animal que ce que j’avais jamais entendu. Tu t’es jetée sur moi, ou plutôt entre Bosco et moi, on eût dit que tu voulais nous séparer, prévenir un crime sur le point de se réaliser. » Et Bosco de se mettre de côté, « spectateur déjà absent d’une scène sans mouvement ».
Cette scène originaire structure l’ensemble du livre. En des pages d’une émotion retenue, aux phrases bienveillantes, l’auteure rend la violence, la cruauté, d’un moment rarement décrit : les retrouvailles de rescapés d’une même famille et leurs difficultés à refaire fratrie, ce qu’elle appelle les « retrouvailles de cœurs en lambeaux ». Le frère et la sœur réussissent d’abord à se raconter, puis des incompréhensions s’installent. « Entre nous, confie Blanche, se dressaient sept ans : ses deux guerres, celle du Rwanda puis celle du Zaïre, ma défection vers la France. La France qu’il me reprochait. » Le premier jour, il lui lâche : « Ce que vous avez fait… », en l’accablant au sujet de la politique française. Et lorsqu’il récidive, elle lui répond : « Arrête de toujours me mettre avec les démons, s’il te plait. » Bosco se sent blessé. Au-delà de l’incident et des mots, un lien fondamental se brise. Il s’en va et ne parle plus. La mère se tait à son tour, refuse de s’adresser à sa fille. « N’est-ce pas me punir injustement ? », demande Blanche. C’est comme si on lui reprochait d’être vivante. Elle s’était dit en arrivant : « J’avais pleuré comme vous la perte de mes cousins, de mes cousines, de mon grand-père, de mes oncles et de leurs épouses, de mes amis ; mais vous les aviez vus agonisants, mutilés, vous aviez recherché leurs restes des mois durant et les aviez inhumés. Où avais-je été pendant ces temps-là ? Pour moi la vie avait continué. » Devant le silence de son frère et de sa mère, elle semble impuissante : « Voilà ce que nous sommes devenues. Parfois je me dis que c’était inéluctable. Cette incommunicabilité. »
Pourtant, loin d’accumuler les plaintes, les ressentiments, de cultiver la douleur de cette déchirure, Beata Umubyeyi Mairesse, dans la deuxième partie du livre, raconte comment Blanche et sa mère, chacune à sa manière, puis le fils de Blanche, veulent surmonter la rupture. Malgré les drames qui s’ensuivent – notamment la mort du frère –, les incompréhensions et les méfiances, ils tentent de « réparer les cœurs ». Chemin périlleux que l’auteure jalonne d’une bonne volonté parfois trop appuyée. Comment rompre ce silence qui étouffe, comment rétablir la vie, comment faire « frissonner les feuilles des souvenirs, éparpiller les poussières de regrets sans ménagements » ? S’agit-il d’une réconciliation ? Peut-être avec soi-même, avec les siens, mais au-delà ? Blanche s’interroge. Plus tard, elle demandera à sa vieille mère : « que peux-tu penser, toi, de la résurrection annoncée, de la réconciliation, des démons enterrés à fleur de terre, à fleur de guerre ? ». Or c’est le petit-fils qui rétablit le lien, « à l’envers », il accueille sa grand-mère dans son monde. Blanche les regarde marcher ensemble, « interloquée par la fluidité de leur relation, comme s’ils s’étaient toujours connus. Une évidence ».
Tel est ce livre. Un roman intime à plusieurs voix, qui nous amène par petites touches, à mesure que les nœuds se défont, au plus près des grands blessés du génocide. Un roman émouvant qui cherche l’apaisement, et « soulève délicatement le couvercle du chagrin ».