L’apparition de la solitude

Depuis quand parvient-on à être seul.e ? Après s’être intéressée à la rupture, à la frivolité ou au rire féminin comme autant de pratiques historiquement codifiées, l’historienne des sensibilités Sabine Melchior-Bonnet conte ici l’évolution d’un autre comportement : la solitude. Elle montre comment la vision que nous en avons est bien plus liée aux racines de notre société contemporaine qu’aux pensées que nous croyons intimes.

Sabine Melchior-Bonnet | Histoire de la solitude. De l’ermite à la célibattante. PUF, 368 p., 22 € 

« Ce soir, éprouvé du vide : avenir, solitude, devoir, toutes ces idées solennelles et pressantes sont venues me visiter. » Ce vide intérieur a rendu Amiel bavard : au XIXe siècle, le philosophe suisse a tenu plus de 16 000 pages de journal intime, document exceptionnellement long, transparent et pour cela même sinueux, exemple extrême d’une longue confession, dialogue avec soi rendu possible par l’écriture. Le plus souvent introspection d’un homme tourmenté, les écrits de soi à la première personne, journaux, Mémoires et plus tard autobiographies forment pour nous l’archive immédiate et évidente d’un être qui, en vase clos, décide de s’observer lui-même pour le meilleur et pour le pire. Une image prégnante de la solitude comme défi romantique de séparation d’avec ses semblables – réductrice. 

Ce type de récits se banalise à partir de l’époque moderne, au fur et à mesure que s’affirme une société de cour qui impose ses normes aux courtisans. L’être se dédouble, parfois dégoûté par la vie sociale, et ne se tourne plus systématiquement, comme jadis, vers l’enfermement religieux. Mais le besoin de s’isoler est questionné, suspecté, voire raillé : duquel tire-t-on le plus de profit, de la conversation ou de la solitude ? Est-on le même, seul et en compagnie des autres ? La discussion est souvent âpre, où un certain art de vivre de la Renaissance qui voyait le progrès dans l’émulation s’achève sur l’image sombre du misanthrope.

Sabine Melchior-Bonnet observe les conditions qui ont permis de se penser en solitaire. Solidarité et indépendance se mêlent sans se confondre tout à fait. Au départ, la séparation de la chambre à coucher puis la pratique naissante du portrait à la Renaissance ont renforcé une pensée et la recherche de temps dédié à soi, rendue possible par une condition masculine et favorisée, celle des moines et des saints puis celle, davantage laïcisée, de l’homme de lettres et du voyageur.

Sabine Melchior-Bonnet, Histoire de la solitude
« Le Voyageur contemplant une mer de nuages », Caspar David Friedrich (1818) © CC0/WikiCommons

Il y a aussi le topos de l’amour malheureux, en proie à l’abandon ou au rejet, les affres d’une passion déséquilibrée qui, depuis les Canzionere de Pétrarque, associent la solitude à l’amant désespéré. Mais, des siècles plus tard, si l’intériorité fait son chemin, accompagnée de la volonté de choisir son partenaire, la fin solitaire reste un abîme tragique : un mauvais mariage ne peut se dissoudre, une histoire doit rester définitive. Des Lettres péruviennes, roman épistolaire de Françoise de Graffigny (1747), on critique vertement la fin en forme d’émancipation de son héroïne. 

Sans se cantonner aux traces littéraires, Sabine Melchior-Bonnet montre que la solitude comme souhait ambigu de mise en retrait ne concerne qu’une petite partie des vécus. Il y a celles et ceux qui en parlent, mais il y a celles et ceux qui la vivent. Les femmes non mariées, pour des raisons démographiques, parce qu’elles sont plus nombreuses et proportionnellement plus âgées que les hommes, forment une part importante de solitaires. Or, « tous les efforts de la société visent à les encadrer car il y a dans la solitude le germe empoisonné de leur indépendance. Le veuvage en particulier est suspect parce qu’il ouvre la porte aux dérives ». Loin d’être libérées du poids de la norme maritale, les veuves vivent majoritairement la solitude avec « insécurité, précarité financière, malaise social, auxquels s’ajoute la cruelle indifférence de l’entourage ». À la femme dont l’histoire d’amour est terminée, on ne propose que la « cage dorée » du couvent.

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L’autrice n’oublie pas non plus de rappeler le gouffre abyssal entre l’expérience solitaire dans les campagnes et celle des villes, alors que s’agrandit Paris, ses promenades et ses salons, ses boulevards et ses cafés. La solitude urbaine a quelque chose de plus aigu, de plus conscient. Celle de la campagne s’accompagne d’un manque de ressources, de l’errance, à nouveau lorsqu’on regarde statistiques et rapports et non quelques récits ouvertement de soi, romantiques, champêtres. Et la religion, loin de la relation torturée du journal intime à la Kierkegaard, fait office dans les villages de ciment social indispensable : « La communauté, la paroisse s’efforcent de remédier à la solitude des quelques pauvres isolés, veuves démunies, vieillards, invalides. » L’allongement de l’espérance de vie conduit, toujours dès l’Ancien Régime, à une solitude en forme d’isolement dangereux pour les plus précaires. La pauvreté crée un gouffre qui conduit à l’ouverture d’hospices et d’hôpitaux. 

Sabine Melchior-Bonnet s’intéresse aussi à la solitude des prisonniers. Alors que les riches d’avant la Révolution se payaient de luxueuses cellules où on les visitait librement, les pauvres suffoquaient dans des cachots mêlant hommes, femmes et enfants. Lorsque des efforts sont faits après la Révolution pour administrer et assainir la vie pénitentiaire, un nouveau modèle carcéral apparaît avec le panoptique. La Petite-Roquette se veut un modèle du genre. Ouverte en 1836, elle accueille les jeunes garçons dénoncés comme délinquants sur simple lettre paternelle : « La solitude cellulaire, punitive et corrective, est destinée à tenir ces « mauvais enfants » soustraits à leur famille, ou sans famille, et à rendre impossibles les évasions et les bagarres. »

Sabine Melchior-Bonnet, Histoire de la solitude
Monseigneur Darboy dans sa cellule, prison de la grande Roquette. Paris, 11ème arr., 1871 © CC0/ Musée Carnavalet

La pensée politique et sociale post-révolutionnaire questionne dans des textes théoriques la solitude comme accomplissement à l’aune de la démocratie, de l’égalité et de l’individualisme qui forment le terreau de la société actuelle. Pour autant, soucieuse encore et toujours d’éclater les points de vue au-delà du miroir de l’individu mature qui fait l’épreuve nécessaire du doute et de l’autonomie, Sabine Melchior-Bonnet évoque aussi, par exemple, l’isolement dès l’enfance comme un fléau, décrite par Robert Musil au tournant du XIXe siècle dans Les désarrois de l’élève Töerless : « Individualisme négatif, l’exclusion ruine la confiance dans la solidarité et l’estime de soi. »

Ce panorama des manières de vivre la solitude en France au fil des siècles peut sembler un projet dantesque. On a l’impression, toutefois, d’en avoir une vision bien plus entière à l’issue d’une lecture fluide et dense de quelques centaines de pages. C’est là la grande qualité de cette plongée passionnante : montrer que la solitude comme phénomène cristallise autant de critères imposés par le genre, l’origine sociale, l’âge… entraînant une définition de soi imposée par les autres et qui détermine la solitude comme condition heureuse – souvent pas. De fait, elle est loin de se réduire à un geste héroïque et/ou fatal du Moi souverain. Elle se montre comme la scission entre la manière dont les autres nous envisagent et celle dont nous nous divisons nous-mêmes. Pour cela, reflet de soi brisé dans le miroir de son propre regard et de celui des autres, à l’aune de notre histoire occidentale, la solitude se révèle bien plutôt imposée que choisie.