Hypermondes (30)
Sirène, debout n’est pas seulement la réécriture d’un point de vue féminin des Métamorphoses d’Ovide. C’est un texte inventif et rythmé, aux accroches surprenantes, remarquablement traduit, dont l’intensité dans la dénonciation des violences faites aux femmes se combine à la variété de ses voix et à l’attention poétique aux éléments concrets du monde. À l’occasion des Utopiales, dont elle était l’une des invitées, rencontre avec son autrice, Nina MacLaughlin.
Comment est né le projet de réécrire les Métamorphoses ? Aviez-vous un rapport particulier avec le livre d’Ovide ?
Après avoir étudié le latin et le grec ancien au lycée, j’ai poursuivi à l’université des études de lettres classiques. Je me suis sentie fortement liée à ces matières et aux Métamorphoses en particulier. C’est un texte magnifique, aux histoires vitales et pertinentes encore aujourd’hui. Pendant que j’écrivais mon premier livre, qui racontait comment j’avais quitté mon travail de journaliste pour devenir charpentière, j’avais besoin de lire un texte très différent du matériau sur lequel je travaillais : je me suis dit que ce poème de douze mille vers n’influencerait pas mon projet en cours. Cependant, de manière complètement inattendue, les Métamorphoses se sont intégrées à la colonne vertébrale de mon livre autobiographique, autour de l’idée de se transformer en charpentière après avoir été journaliste. Puis, quand j’ai décidé d’arrêter le travail du bois pour davantage me consacrer à l’écriture, comme un exercice, pour remettre en forme mes muscles d’écrivain, je me suis mise à réécrire l’histoire de Callisto. En faire un livre n’était pas un projet conscient, mais, dès que j’ai commencé, quelque chose s’est déclenché et, en trois mois, les histoires se sont enchaînées.
Comment êtes-vous devenue charpentière ?
Au bout de huit ans dans un journal, j’en avais assez d’être devant un écran d’ordinateur, j’avais besoin de faire quelque chose de mes mains. J’ai donc démissionné, mais on était en 2008, à un moment où il était difficile de retrouver du travail aux États-Unis. Sur Internet, j’ai trouvé une annonce qui disait : « on recherche un aide-charpentier, femmes fortement encouragées à postuler. Je n’avais aucune expérience, je ne savais même pas lire un mètre-ruban, mais cette femme m’a engagée. Elle m’a tout appris et nous avons travaillé ensemble pendant dix ans. Ce n’était pas le métier que j’avais prévu, mais je l’ai aimé et il me manque parfois.
Vos descriptions de l’acte de tisser dans « Arachné » ou d’allumer le feu dans « Baucis » sont très précises, très évocatrices, comme celles de la cuisine dans « Baucis » ou des travaux du jardin dans « Pomone » : vouliez-vous particulièrement inscrire les gestes de la réalité dans votre livre ? vouliez-vous exprimer le bonheur que ces activités concrètes peuvent provoquer ?
La menuiserie m’a appris à quel point il est important de faire des choses avec ses mains. Je suis ravie d’entendre que ces descriptions sont évocatrices, parce que je pense qu’avoir un rapport avec le monde matériel procure des satisfactions essentielles, qui ne sont pas celles du travail intellectuel. À présent, je suis beaucoup plus devant les écrans car depuis sept ans je tiens dans le Boston Globe une rubrique sur les nouvelles littéraires de la région de la Nouvelle-Angleterre, mais j’ai besoin, régulièrement, de me remettre à travailler le bois. L’équilibre entre les parts pratique et linguistique de mon esprit est crucial.
Le fait d’avoir été charpentière influence-t-il votre écriture ?
Oui, car je crois que la menuiserie m’a vraiment enseigné la patience. Quand on essaie en vain de visser quelque chose, ça peut se révéler très frustrant, mais la compétence professionnelle de l’artisan est justement de rester calme et de recommencer doucement, jusqu’à ce que ça marche. Persévérer face à la frustration est indispensable pour un écrivain. On peut détester ce qu’on vient d’écrire, mais il faut savoir prendre du recul et continuer jusqu’à ce que quelque chose se produise à nouveau. Le travail de charpentier m’a aussi aidée à réfléchir à la structure d’un livre, à ce qui est primordial pour qu’il soit solide et stable, à comment commencer puis ajouter peu à peu tel ou tel élément.
« L’acte de l’art est une métamorphose », écrivez-vous dans « Arachné ». Comment cela fonctionne-t-il ?
Je crois que cette phrase vient directement de la menuiserie. Quand nous construisions, disons, une galerie, là où il n’y avait avant qu’un espace vide, on pouvait se tenir et marcher. À partir de rien, en utilisant le bois et les outils, nous changions l’endroit où les gens vivaient. Avec une peinture, une tapisserie, une sculpture, un livre, à partir de rien on change aussi la réalité d’une certaine manière.
Comment faut-il appeler les textes qui composent Sirène, debout ? Mythes ? nouvelles ? chants ? poèmes ?
Tous ces termes conviennent. Ce sont bien des nouvelles, même s’il ne s’agit pas d’un recueil de nouvelles typique, et si certaines d’entre elles me semblent être des poèmes, des chansons. Je les vois aussi comme des monologues.
Comment avez-vous choisi le ton particulier du livre ? Ces voix qui s’adressent à quelqu’un ? au lecteur ?
J’ai d’abord lu très attentivement les Métamorphoses, en prenant des notes, puis j’ai essayé d’écouter les voix des différents personnages, d’entendre la façon dont chacune voulait raconter son histoire. Certaines d’entre elles sonnaient comme les nôtres aujourd’hui, et d’autres avaient un ton plus antique. Je me suis sentie très libre, en choisissant parfois un langage familier. Cela dépendait de l’histoire, de la situation. Toutes les figures féminines des Métamorphoses ne sont pas dans Sirène, debout, parce que certaines histoires se ressemblaient trop, mais aussi parce que je ne suis pas arrivée à entendre certaines voix.
Les débuts de vos textes sont souvent étonnants. Par exemple : « les parents, ça dresse un chapiteau de cirque » en ouverture des « Héliades ». Aimez-vous déstabiliser vos lectrices et lecteurs ?
Je ne me suis pas dit que j’allais commencer par des phrases bizarres ! Cette image de chaque famille comme étant son propre cirque m’est très familière, mais si le résultat est de secouer le lecteur, tant mieux ! J’aime être déstabilisée quand je lis, je crois que la part la plus intéressante de la lecture tient aux rencontres avec des façons différentes de voir et de dire les choses.
En choisissant un style particulier pour chaque histoire, avez-vous pensé à Ulysse de Joyce, autre réécriture d’un texte antique ? Aimez-vous particulièrement cet auteur ?
J’adore Joyce ! Je l’ai étudié à l’université, et j’ai passé un an à Dublin. J’aime la musique de son écriture, ses changements de style très complexes. Je ne dirai jamais que Sirène, debout est comparable à ses livres, mais ils vivent en moi comme une influence permanente.
Beaucoup de vos personnages dénoncent les discours qu’on leur tient : le « tu n’y arriveras pas » qu’on répète à Arachné. Avez-vous voulu, avec ce livre, construire un discours qui s’opposerait aux discours dominants ?
Je ne me suis pas dit au départ que j’allais écrire contre les récits dominants, mais j’ai eu le sentiment que ces voix valaient la peine d’être entendues, qu’elles étaient précieuses. Qu’elles faisaient partie de la réalité du monde. On interprète souvent l’histoire d’Arachné comme le châtiment de l’arrogance, mais j’y vois plutôt l’expression de la confiance en soi : elle est excellente dans ce qu’elle fait – la tapisserie – et elle le dit. Comme c’est une femme, elle est punie pour cela.
La couleur violette, parfois associée au vert, revient dans la plupart des textes. Avec Sirène, debout, avez-vous voulu vous inscrire dans une tradition féministe ?
Je n’avais pas remarqué cette récurrence ! C’est comme si mon cerveau avait travaillé de manière inconsciente… Quant à m’inscrire dans une sorte de conversation féministe, ce n’était pas volontaire. Lorsque le livre est sorti, des gens y ont vu une version MeToo des Métamorphoses. Je comprends pourquoi on le lit ainsi, mais je pense que ces histoires valent plus qu’un hashtag. Pas seulement les textes de Sirène, debout, mais les mythes qu’ils reprennent, qui sont toujours d’actualité. Beaucoup de choses ont changé mais beaucoup d’autres n’ont pas évolué. Je pense que mon livre est féministe, mais ce n’était pas une décision consciente : c’est juste ce que je sais écrire en ce moment.
Vous écrivez dans « Méduse » : « Les traducteurs construisent les ponts » mais « certains de ces ponts exilent le sens ». À quelle condition la traduction n’exile-t-elle pas le sens ?
Il se peut que la traduction ne soit pas tout à fait juste. Un petit oubli ou un simple mot peuvent emmener dans une direction plutôt que dans une autre. Et quand ce petit changement est répété encore et encore, cela devient la façon dont nous comprenons le texte. Aux États-Unis, Emily Wilson a traduit l’Odyssée il y a quelques années. Dans l’introduction, elle explique que les traducteurs masculins ont tous, en parlant du chant des sirènes, utilisé, pendant des années et des années, le mot « lèvres ». Or, Emily Wilson dit que le mot grec est, sans ambiguïté, « bouche ». Comme « Lèvres » est juste un peu plus sexy, nous voyons les sirènes comme des séductrices, des créatures tentatrices et dangereuses.
Pouvez-vous expliquer le titre : pourquoi les sirènes, qui ne tiennent pas une place plus importante que les autres personnages dans le livre ?
Wake, Siren était l’idée de mon éditrice, et sur certains points il faut faire confiance aux éditeurs. Nous avions une liste de centaines de titres possibles, j’avais l’impression de devenir folle. Mon éditrice m’a dit que, dans une librairie, on avait une seconde pour capter l’attention des lecteurs. Et plus j’y ai pensé, plus j’ai aimé ce titre. Il y avait comme un appel, et j’aimais la virgule. Je pense que les sirènes sont parmi les figures les plus mal comprises de la mythologie, mais, avec Méduse et Arachné, elles sont aussi les plus familières aux gens. Même si vous connaissez mal la mythologie, vous avez entendu parler des sirènes.
Comment interprétez-vous le fait que les Grecs et les Romains aient mis autant d’histoires de viols dans leurs mythes, récits destinés à expliquer le monde ?
Cela fait partie de la réalité et cela ne va pas disparaître. Ce qui peut changer, je pense, c’est la façon dont on réagit à la violence. Il semblerait que le viol était très courant à l’époque, mais le viol est très courant aujourd’hui aussi… Je crois que ce qui est en jeu dans ces histoires, en fin de compte, ce sont les questions de pouvoir : qui a le pouvoir et qui essaie d’en priver d’autres personnes. Comme aujourd’hui. Dans Sirène, debout, j’ai simplement voulu éviter les euphémismes, appeler un viol un viol quand c’était le cas.
Pourquoi selon vous, dans ces mythes, autant de femmes sont-elles changées en arbres, en plantes ?
À Cambridge, Massachusetts, je vis près d’une rivière le long de laquelle poussent des sycomores géants. Je pense à eux comme à des grands-mères. Tous. On associe souvent aux arbres une sorte de sagesse et une force, ils résistent à toutes les saisons. Et ils changent tout au long de l’année. Comme on peut les transformer, ils possèdent complexité et richesse. Je trouve qu’ils ressemblent à la manière dont les nerfs se ramifient et que, quand nous regardons un arbre, nous voyons en quelque sorte l’intérieur de notre corps. Ovide n’avait probablement pas le sens des terminaisons nerveuses, mais je pense qu’il y a quelque chose, une proximité, dans ces métamorphoses de femmes en arbres…
Vous êtes l’autrice d’une autobiographie, genre réaliste. Pour dénoncer les violences faites aux femmes, quel est l’intérêt d’avoir choisi la littérature de l’imaginaire et non un genre plus réaliste ?
Je crois qu’il y a un réel pouvoir dans le fait de montrer un aspect du monde que le lecteur reconnaît et de dire en même temps : mais ça pourrait aussi ne pas être comme ça. Dans les genres de l’imaginaire, il existe cette liberté de presque réécrire l’avenir, de tracer un chemin, soit vers ce qui pourrait être meilleur, soit loin de ce qui pourrait être pire. De dire : regardez où nous en sommes maintenant, regardez la direction que cela nous donne et celle que nous pourrions prendre, ouvrez les yeux sur les choix que nous avons.
Sirène, debout se tient à un étonnant point d’équilibre entre horreur et humour (par exemple Galatée est harcelée par e-mail dans « Scylla », tandis que « Procné et Philomèle » contient des actes de mutilation sauvages). Comment avez-vous travaillé cet équilibre ?
Je suis heureuse que cet équilibre existe. Il était extrêmement important pour moi qu’il y ait dans ce livre des rires, de la joie, de l’admiration et de l’amour. Je voulais montrer que, même au milieu des ténèbres, de l’histoire la plus sombre, il existe des moments où tout cela est possible. Peut-être qu’après des exemples de brutalité implacable, j’avais besoin moi-même d’une certaine respiration, d’un peu de drôlerie. En tant que lectrice aussi, on peut se retrouver dans un état où l’accumulation de violences fait qu’on ne peut pas continuer à lire. J’ai donc placé la belle histoire d’amour de Baucis après l’histoire la plus violente, celle de Procné et Philomèle. J’ai écrit les textes au fur et à mesure que les personnages apparaissaient dans les Métamorphoses, mais ensuite, avec l’éditrice, nous avons changé l’ordre afin de trouver un équilibre.
On sent quelque chose de ludique dans ce livre. Quelle part de plaisir avez-vous ressentie à l’écrire, malgré les horreurs qu’il contient ?
L’acte d’écrire me procure de la joie, liée au jeu avec la langue, avec la façon dont les phrases créent le rythme et la cadence, la manière dont elles sonnent. J’aime cette expérience et, plus encore, le sentiment d’accomplir quelque chose dont je n’étais pas sûre d’être capable, l’impression d’aller au-delà de son propre esprit.
Agavé dit, en parlant de corbeaux sortant du corps d’une ménade : « Je regarde un poème de non-mots ». À quelle condition la poésie existe-t-elle en dehors des mots ?
Cela correspond à certains moments particuliers qui me font penser à un poème : la façon dont la lumière tombe, des enfants qui courent dans la rue… Je conçois les poèmes comme des distillations de langage qui permettent de toucher à autre chose. Pour moi, l’acte d’écrire, c’est, sans cesse, essayer l’impossible : exprimer l’inexprimable, écrire ce qui ne peut être mis en mots. Telle est, me semble-t-il, la tâche de l’écrivain et surtout du poète : se heurter aux limites du langage.
Y a-t-il d’autres œuvres que vous auriez envie de « rechanter » ?
J’ai un peu pensé à réécrire un autre mythe, mais actuellement je travaille sur un autre livre, fondé sur une personne réelle. C’est très différent, mais il y a des points communs avec Sirène, debout, au sens où je parle d’une femme puissante et compliquée, avec une étrangeté profonde et sombre. J’ai une montagne de documentation, à laquelle je dois à présent donner forme en prenant des décisions comme : ce livre sera-t-il un roman ou de la non-fiction ? Je penche vers le roman, mais je ne suis sûre de rien.
Propos recueillis par Sébastien Omont