Il est des penseurs qu’un seul bon mot suffit à classer une fois pour toutes. Ce fut le cas pour le philosophe italien Augusto Del Noce (1910-1989), qualifié jadis de « Maistre italien » [1] par Norberto Bobbio, son ancien camarade de lycée à Turin. Ce qui aura suffi à le ranger parmi les réactionnaires.
L’œuvre et l’homme sont peu connus en France. Le livre majeur de celui qui fut professeur d’histoire des idées politiques à la Sapienza de Rome, Il problema dell’ateismo (Il Mulino, 1964), n’a pas à ce jour de traduction intégrale en français (L’irréligion occidentale, Fac-éditions, 1995). De même, Il suicidio della rivoluzione (Nino Aragno, 2004) n’a connu qu’une traduction partielle, au Cerf en 2010 sous le titre de Gramsci ou le « suicide de la révolution ». Seul L’époque de la sécularisation (Giuffrè, 1970 ; Syrtes, 2001) est disponible en français dans sa totalité. Sans doute trop assimilé à Étienne Gilson, qu’il cite souvent, ou à Jacques Maritain, dont il avait été le lecteur précoce lors de la parution de L’humanisme intégral, la France a cru pouvoir se dispenser d’une figure de penseur catholique de plus.
Or Del Noce refusait de se dire antimoderne et voulait plutôt se placer au cœur de la Modernité comme problème et tenter de faire apparaître les caractéristiques d’une « altermodernité », selon ce que suggère Bernard Dumont, qui a beaucoup fait pour sa publication en France. A ce titre et sans forcer les choses, on peut soutenir qu’il se situe en parallèle de l’analyse du renversement de la Modernité menée par l’École de Francfort, du moins celle de Horkheimer[2], Marcuse étant considéré comme responsable de l’avènement d’une bourgeoisie immanentiste et centrée sur l’idée de « bonheur », accomplissant le « suicide » de la Révolution[3]. Il ne s’agit pas de « sauver » à tout prix un penseur réactionnaire en plaidant la complexité du personnage et de sa pensée. La vie, l’action, l’œuvre de Del Noce, dont « la recherche est exemplaire », selon Massimo Cacciari, n’ont pas besoin d’avocat. Il a entamé un dialogue loyal avec ses adversaires, notamment au moment où il se rapprochait de la Gauche chrétienne. Sa grande affaire aura été de discerner un processus de « déthéologisation » radicale de l’homme, au point que s’opère un glissement de l’athéisme (encore religieux, dirait Nietzsche) à ce que l’on pourrait appeler « l’anathéisme » (la question de Dieu n’est pas une question qui concerne l’homme) à la suite de « l’anartiste » de Duchamp, tiré de sa correspondance avec Breton à propos de l’interprétation de la Mariée par Carrouges[4], et d’en explorer toutes les conséquences pour le christianisme et la Révolution. Historiquement, il observe et analyse comment un phénomène d’autodestruction est au travail dans l’évolution du Parti communiste italien et de la Démocratie chrétienne, soit les deux grands pôles de la vie politique italienne, aujourd’hui disparus, de la Libération aux années 70. Et d’annoncer la venue d’un « totalitarisme de la dissolution ».
De ce point de vue, Del Noce est très différent du Gilson de l’après-guerre (EAN 12 avril), et cela apparaît nettement dans ses textes de la fin des années 40. Il ne cherchera pas à définir, pour la reconstruction, une doctrine et des pratiques partisanes, mais présentera la « politicité » chrétienne comme « médiation » dont la « tâche est d’établir les conditions par lesquelles la nécessité politique de notre temps, le passage de la démocratie formelle à la démocratie réelle avec l’égalité de pouvoir effective (et non pas simplement l’égalité de possibilités générale et abstraite) qu’elle comporte se fasse dans le respect de la valeur essentielle de l’individu, sans sacrifier la réalité de l’homme présent ni justifier toute violence actuelle par la considération sophistique de son peu d’importance par rapport à l’ordre admirable à venir […] ». L’accord avec Gilson (et également avec Voegelin) est en revanche total quant à la « fonction politique du christianisme » qui doit « être orientée […] vers cette revendication dans l’homme d’un principe spirituel indépendant de la société ».
Sur le thème de la médiation partisane, on peut profiter de la disparition récente du philosophe italien Mario Tronti (1931-2023), qui a longuement réfléchi sur le lien entre parti et mouvement ouvrier, et donc sur la question de la médiation, pour s’arrêter un moment sur le « divergent accord » entre le théoricien de l’opéraïsme et l’auteur du Suicide de la Révolution. L’occasion nous en est donnée par le passage en poche d’un des livres du professeur de philosophie politique à l’université de Sienne, la Politique au crépuscule. Non que les deux hommes se soient connus et vraiment lus, mais un mot les réunit : celui de « dissolution ». Dans ce livre-bilan terrible que nous pouvons encore mieux entendre aujourd’hui que lors de sa parution en Italie fin 1998 et traduit aussitôt en français aux Éditions de l’éclat, Tronti dresse le constat de fin de la « politique », entendue non au sens de la polis grecque, mais au sens de « sujet-politique », comme l’Église l’a été au Moyen-Âge et comme aurait dû l’être aujourd’hui, selon Tronti, la classe ouvrière, sujet capable de faire advenir un monde. Il n’y a plus un tel sujet aujourd’hui (ou alors la « classe » des « précaires », mais peut-elle prendre conscience de son unité ?), et le mouvement ouvrier a été vaincu, comme force de rupture capable de nouveaux possibles, par sa collaboration au mode de production du capitalisme, induite par les syndicats et les partis. « Le siècle de la démocratie [libérale] l’a mis à mort », note Tronti. Dans un compte rendu du livre de Lucio Magri, Il sarto di Ulm, una storia possibile del PCI (Il Saggiatore, 2010)[5], il écrivait à propos d’Augusto Del Noce, « une intelligence réactionnaire aigüe », qu’il appréciait son analyse du destin de la Révolution : si les communistes ont échoué dans leur tentative de renverser le cours de l’histoire, ils ont au contraire parfaitement réussi à être « un puissant accélérateur de la globalisation capitalistique ». Tronti commente en formulant ce même diagnostic différemment : « la défaite de cette héroïque tentative » de transformer le monde « a paradoxalement produit le triomphe du capitalisme-monde ».
Dans ce contexte de désorientation et de désarroi politique, il faut saluer l’initiative des Éditions Conférence de publier une sélection d’interventions de Del Noce dans le débat public. Le titre choisi par l’éditeur, Analyse de la déraison, outre l’écho avec la Dialectique de la raison, correspond bien à l’esprit de ces textes parus dans des revues et rassemblés par l’éditeur autour de trois périodes. L’immédiat après-guerre d’abord (1945-1950), autour du thème démocratie et christianisme (dont sont tirées les citations faites à l’instant), l’année 1974 ensuite, fameuse année du débat sur la loi Fortuna-Baslini sur le divorce, dans laquelle Del Noce dénonce la négation de l’essence du mariage et sa confusion avec l’union libre, et sur le referendum qui suivit son approbation parlementaire. Une période plus longue, enfin, de 1967 à la mort de Del Noce qui explicite en détail le diagnostic évoqué plus haut. Ces interventions reprennent d’ailleurs largement des éléments développés dans les ouvrages et réciproquement, ce qui fait d’autant plus regretter que le public français ne puisse se livrer au jeu du va et vient. Il lui est consenti au moins sur un point, celui de l’évolution du PCI, notamment en allant du texte sur Gramsci (chap. II de l’ouvrage cité plus haut) aux textes de la période 67-89. D’un texte à l’autre et d’une section à l’autre, des formulations reviennent, au point que le lecteur se demande s’il ne fallait pas opérer une sélection plus précises en ne retenant que les textes pivots.
Sans pouvoir rendre justice aux 71 textes, de longueurs très variables, réunis dans ce livre, on voudrait s’arrêter un moment sur une figure particulièrement chère à Del Noce, celle d’une étoile filante de la philosophie du XIXe siècle spiritualiste, celle de Jules Lequier (1814-1862). Le Piémontais lui a consacré un long texte, préface à l’édition italienne des œuvres complètes (2008), non reproduit dans le volume Conférence, mais qui paraîtra dans le numéro 10 des Cahiers Jules Lequier[6] (https://juleslequier.wordpress.com/cahiers-jules-lequier/) au premier semestre 2024, dans une version française due aux soins de Christophe Carraud. C’est une occasion d’évoquer un philosophe trop oublié et qui, selon Del Noce, compte parmi les « initiateurs de la philosophie religieuse de l’existence ». Jean Grenier lui avait consacré un livre en 1936, Jean Wahl avait présenté une anthologie de textes en 1948, puis Grenier, à nouveau, en publie les Œuvres (presque) complètes en 1952. Depuis le Breton avait disparu, jusqu’à ce que les Éditions de l’Éclat rééditent Comment trouver, comment chercher une première vérité (1985, 20223) et l’essai du Père Tilliette[7], Jules Lequier ou le tourment de la liberté (19641, 2022 en poche). Ensuite viendront le livre d’André Clair, Métaphysique et Existence, essai sur la philosophie de Jules Lequier (Vrin, 2000) et, plus récemment, celui de Ghislain Deslandes, Court traité sur la recherche d’une première vérité (Ovadia, 2020).
Del Noce avait une secrète sympathie pour les « hérétiques », lui qui ne cesse de dénoncer « l’hérésie occidentaliste, l’immanentisme ». Lequier, Chestov, dont il fut l’introducteur en Italie, Simone Weil, pour ne citer que ces noms parmi d’autres, ont en commun d’être hérétiques de l’académie, d’une pensée de système et d’une philosophie à « petites thèses », pour reprendre le ton de dérision nietzschéen dirigé contre « la petite santé ». Mais pourquoi le philosophe s’attache-t-il autant à la pensée du jeune Breton ? Sans doute il y trouve une très grande consonance avec sa propre intuition. Une fois dispersées les chimères de la nécessité (celle de l’Histoire, de la Révolution, du règne du capitalisme, d’un retour à la chrétienté médiévale …) que reste-t-il : la personne dans sa liberté et responsabilité. Lequier commence comme Descartes, mais découvre que la mise au jour d’une première vérité (en réalité d’une vérité première) : « je suis par-delà ma dépendance indépendant, et dépendant par-delà mon indépendance ; je suis une indépendance dépendante ; je suis une personne responsable de moi qui suis mon œuvre, à Dieu qui m’a créé créateur de moi-même. », revient en même temps pour celui qui la recherche à se déterminer lui-même, à déterminer son existence dans un acte libre, véritable acte de création. « Encore arrêté par l’ordre de la vérité », comme l’écrit Del Noce, Lequier demeure « à mi-chemin dans une situation contradictoire et tragique » qui lui évite de basculer dans une sorte d’anticipation de la liberté sartrienne.
Del Noce voit malgré tout dans l’échec de Lequier la promesse de ce que peut engendrer une « fidélité créatrice », et non une attitude réactionnaire, à des principes échappant à l’Histoire. Un des maîtres- mot du philosophe, en même temps de sa crainte majeure, aura été celui/celle de la « dissolution » : dissolution de la liberté dans la « libération », dissolution de la Révolution dans la « révolution sexuelle » (« révolution dissolutive »), dissolution du christianisme dans l’idolâtrie de l’adaptation. Non que l’omniprésence de cette expression trahisse une peur de la noyade dans la, désormais, « fluidité » du monde, mais dans un moment où, précisément, tout a été rendu « liquide », où toute résistance a été liquéfiée (mais aussi « liquidée »), où, du moins en France, le pouvoir tente de mettre en avant un « centrisme de dépassement », véhicule en trompe l’œil d’une idéologie néolibérale, il peut être utile de lire et relire un penseur ‒ en prenant ses thèses secundum quid, comme lui-même envisageait les thèses de de Maistre ‒ rappelant à temps et contretemps les dangers de décomposition dont sont porteurs tous les « compromis ».
[1] Ce qui ne semblait pas lui déplaire tout à fait, puisqu’il affirmait qu’il y avait toujours quelques vérités à prendre chez le Savoyard, à condition de les « interpréter secundum quid ».
[2] Mais il n’oublie pas Adorno, dont il n’est pas « fanatique », dit-il, même s’il reconnaît en lui « un penseur d’un niveau supérieur », avec lequel il est uni par une « certaine parenté de pensée » concernant la définition de l’athéisme et l’interprétation de l’œuvre de Sade.
[3] Il me semble que l’on peut rapprocher les analyses d’Hannah Arendt dans le chapitre 3 (« la quête du bonheur ») de son livre De la Révolution (1963) et celles de Del Noce. Mais il faudrait aussi commenter les relations de notre Italien à la pensée de Simone Weil …
[4] Il vaut peut-être la peine de citer le texte en entier : « La conclusion de Carrouges sur le caractère athée de la « Mariée » n’est pas déplaisante mais je voudrais seulement ajouter qu’en termes de « métaphysique populaire » je n’accepte pas de discuter sur l’existence de Dieu – ce qui veut dire que le terme athée (en opposition au mot croyant) ne m’intéresse même pas, non plus le mot croyant ni l’opposition de leurs sens bien clairs :
Pour moi il y a autre chose que oui, non et indifférent – C’est par exemple l’absence d’investigations de ce genre. » Lettre à Breton du 4 octobre 1954, cf. le site Dadasurr.blogspot.com.
[5] https://www.lasinistraquotidiana.it/il-sarto-di-ulm-un-ricordo-di-lucio-magri/
Sur la mise en relation Del Noce/Tronti, voir le numéro de la Rivista di politica (Rubbettino Editore), 3/2015.
[6] Merci au directeur des Cahiers, Goulven Le Brech, de m’avoir permis de lire la version française.
[7] Le volume Conférence contient en annexe un beau texte d’hommage du P. Tilliette à Del Noce.