Ce que le tapis roulant fait à l’homme

Il suffit de quelques pages pour se rendre compte d’une évidence : le sujet des Chaînes sans fin, d’Yves Pagès, est incroyablement bien trouvé. Aussi invisibles qu’omniprésents au quotidien, les tapis roulants racontent tant de choses de notre monde qu’on s’étonne de ne pas s’être plus interrogé à leur sujet avant de lire ce livre, qui trouve un moyen remarquable de rendre concrètes les abstractions qui oppressent, depuis si longtemps, tant de monde.

Yves Pagès | Les chaînes sans fin. Histoire illustrée du tapis roulant. Zones, 240 p., 19 €

Reprenons avec Yves Pagès cette histoire. Les premiers manèges ou moulins ou trépigneuses sont agricoles. Ils permettent d’utiliser la force animale comme moteur de mécaniques parfois anciennes – XVIe, XVIIe, XVIIIe siècle, qui sait ? Cette histoire commence avant l’énergie électrique ou carbonée. Au XIXe siècle, ces moulins acquièrent une autre fonction, carcérale et disciplinaire, puisque les condamnés des prisons anglaises puis d’ailleurs, colonisation oblige, doivent actionner des treadmills où ils marchent jusqu’à l’épuisement, parfois pour rien, parfois pour fournir une énergie à bas coût.

Les chaînes sans fin Yves Pagès
Manège à plan incliné ou trépigneuse, vers 1880 © BnF / Département Sciences et techniques (4-S-841)

L’industrialisation et le spectacle, en se développant, multiplient les usages des tapis roulants, dont Les chaînes sans fin fait un inventaire surréaliste – rien d’étonnant, quand tant de surréalistes furent ébahis par les possibilités de ce même tapis. Chaîne de production dans les usines rêvées par Taylor, spectacles hippodramatiques où l’on plaçait les chevaux sur des tapis roulants permettant de simuler le mouvement dans un espace clos, fantasme du progrès technologique qu’incarne le trottoir roulant de l’Exposition universelle de Paris en 1900 ou le moving sidewalk de celle de Chicago sept ans auparavant, projets d’escalators un peu partout, puis la gymnastique et le fitness avec les tapis de course, les abattoirs, etc.

Le tapis roulant est partout, et Yves Pagès permet avec son livre d’interpréter cette plasticité comme le lieu où se concilient tous les pouvoirs de notre modernité : pouvoirs d’oppression, d’asservissement par le travail, de libération du travail par la technologie, d’exploitation placide d’un monde qui viendrait vers nous plutôt que l’inverse, pouvoirs urbanistiques édifiant une ville sans effort humain… Les chaînes du titre recèlent une ambivalence terrible, propre à ces technologies auxquelles on confie le soin de nous émanciper par leur seule opération mécanique : chaînes de tapis roulant destinées à nous livrer le monde à la paresseuse, chaînes qui permettent de nous tuer à la tâche, toujours plus. La paresse que promet cette technologie dans un cadre capitaliste n’a rien de celle de Paul Lafargue et c’est par ce genre de paresse qu’on opprime massivement, aussi.

Les chaînes sans fin Yves Pagès
Rouleaux à manège pour l’égrenage des céréales (vers 1840) © BnF / Département Sciences et techniques (8-S-8540)

Les chaînes sans fin du tapis roulant sont toujours en partie visibles, en partie cachées : l’utopie modernisatrice a pour envers l’exploitation industrielle des corps des taulards, des ouvriers ; la libération du temps et du labeur accompagne l’invention d’une ville où le sol contrôle l’énergie humaine. Le livre dévoile ces proximités insoupçonnées par association d’événements et d’usages, dans une succession de rapprochements stupéfiants. Le tapis de course, par exemple, permet l’essor du fitness. Les fans de Jane Fonda ou d’autres gourous du fitness se mettent massivement à se dépenser sur des tapis roulants où ils courent, en quête d’un corps optimal. Mais ce qu’ils rejouent, c’est la scène du treadmill carcéral où jadis les taulards étaient condamnés à actionner des moulins à l’infini, en pure perte. Le point de vue au ras du sol qu’offre le tapis roulant permet de comprendre avec une netteté troublante l’intériorisation massive d’une discipline abjecte (carcérale, policière, bourgeoise) en tant qu’idéologie branchée, où les effets sur les corps sont tellement comparables. Le travail forcé d’alors use des mêmes outils que le travail bénévole d’aujourd’hui. 

Il n’est pas sûr que les coureurs et les coureuses des salles de fitness pensent aux tapis roulants des prisons et des usines. Les innombrables citations et références qui émaillent le livre – et le rendent toujours plus léger, à l’exact opposé d’une quelconque pédanterie – soulignent pourtant comment l’outil a été à de nombreuses reprises explicitement pensé comme moyen d’oppression : par Bentham, par Henry Ford, par Taylor. L’intérêt de Buster Keaton, Charlie Chaplin, Daniel Frasnay, Louis Aragon et de tant d’autres pour la mécanique absurde des chaînes sans fin nous rappelle sans cesse l’importance de ces tapis, bien saisie à chaque fois, à chaque fois oubliée. 

Les chaînes sans fin Yves Pagès
“Le capitalisme dépend aussi du travail domestique », affiche du See Red Women’s Worshop (1975, reprise en 1983) © See Red Women’s Workshop

Si l’on considère sa forme, le livre d’Yves Pagès pourrait se comprendre comme une imitation littéraire du passant mis en branle par le tapis roulant, tant le texte nous promène dans une histoire et une géographie qui apparaissent banales, tranquilles, mais avancent droit vers un propos toujours plus précis. Mais il y a les détours, les coqs-à-l’âne qu’on croit naïfs mais qui ouvrent sans cesse l’analyse, les bifurcations et les chemins de traverse, qui loin d’une histoire académique, ouvrent un remarquable travail des sources à sa polysémie agissante – comment ne pas réduire un objet aussi plastique à une histoire trompeusement univoque ? Yves Pagès trouve une forme aussi agréable qu’efficace pour réussir cette histoire, vraiment sienne, d’un objet terrifiant sur lequel tant de beautés ont su se construire malgré tout. Dévoiler la terreur en faisant exister l’espoir d’une beauté résistante, c’est la force majeure de ce livre marquant.