La politique sous un casque  

On dirait un essai. Le titre, le sujet apparent, le suggèrent. C’est pourtant un roman, l’œuvre d’un des plus importants romanciers contemporains en langue allemande. Une fiction qui s’amuse avec l’ambiguïté des lieux et des situations. Robert Menasse, dont le dernier livre était consacré à La Capitale, c’est-à-dire à Bruxelles siège de la Commission européenne, s’était lui-même présenté, dans un entretien avec EaN, comme « un spécialiste de la mise en scène du tragicomique ». Et il récidive avec brio.

Robert Menasse | L’élargissement. Trad. de l’allemand par Philippe Giraudon. Verdier, 608 p., 26,50 €

Robert Menasse présente, toujours dans le contexte des institutions européennes, ce grand art qu’est la politique sous la houlette d’un casque du quinzième siècle. Exposée dans un musée de Vienne, volée et deux fois perdue, cette relique est à l’origine de complications politiques et des angoisses d’un Premier ministre. Au point que ça en devient tragique (la mort rôde), et comique, du fait de certains comportements et de farces à rebondissements dignes de séries télévisées. La politique est en bonne compagnie dans son milieu naturel.

Le casque en question est albanais. Il est fait de matériaux rares et d’une tête de chèvre juchée au sommet. Un ferronnier, chargé d’en exécuter une copie, doit retrouver une technique remontant au Moyen Âge pour reconstituer sa matière et se procurer un crâne de chèvre chez le boucher du coin. Quant à la politique, elle est concentrée sur une marotte de l’Union européenne, qui l’occupe depuis trente ans, l’élargissement. Cette fois il s’agit des Balkans, plus précisément de l’Albanie dont on découvre la société d’aujourd’hui. 

Robert Menasse, l'élargissement casque de Skanderbeg
Le « casque de Skanderbeg », Prince des Albanais (1403-1468) © CC0/Wikimedia

Une série de petites intrigues, souvent drôles parfois tristes, donne également à voir l’Albanie du temps du communisme soviétique ou chinois. D’autres personnages font découvrir une Pologne fière et nationaliste guère plus réjouissante, ou bien les sommets administratifs de l’Europe. Ces tableaux réalistes, embellis de magnifiques paysages urbains ou montagnards, forment les contextes des deux grandes aventures dont le suspense conduit le récit, celle du casque et celle de deux liaisons amoureuses. 

D’abord, la farce du casque. Il incarne la grande Albanie. Au quinzième siècle, la nation s’était constituée par le rassemblement de plusieurs tribus que dirigeait, dans une guerre contre les Ottomans, un chef mémorable porteur de ce casque, Gjergj Kastriot Skanderbeg (1405-1468). Sa coalition, occupant un territoire plus vaste que l’Albanie actuelle, tint tête pendant vingt-cinq ans à la plus grande armée de l’époque, elle lui infligea de rudes défaites dont l’une en surveillant les forces du Sultan grâce à des chèvres équipées de bougies sur leurs cornes. Mais Skanderbeg ne parvint pas à les chasser définitivement. Ces luttes héroïques se soldèrent par la naissance d’une province albanaise au sein de l’Empire ottoman, et par l’héritage de ce casque à tête de chèvre devenu l’emblème d’une indépendance perdue.

Ainsi, quand se pose la question de l’élargissement de l’UE aux Balkans, le Premier ministre de l’Albanie cherche à incarner la puissance de sa nation qu’il juge sous-estimée. C’est un être fantasque, qui reçoit ses invités en short et joue au basket dans la cour de son bureau lorsqu’il a besoin de réfléchir. Son principal conseiller, un poète encore plus original, lui souffle l’idée de récupérer le casque qui s’ennuie à Vienne et de s’en parer pour s’afficher en leader charismatique (ce qu’il n’est pas). Une manière de répondre aux protestations de l’opposition nationaliste. La direction du musée autrichien est contactée et elle refuse. Qu’à cela ne tienne : une copie est commandée au meilleur ferronnier local. Mais l’opposition, qui a eu vent de l’idée du Premier ministre et de son poète, paye un groupe mafieux pour voler l’original, avec pour projet de le substituer à la copie le jour où elle sera présentée publiquement, accusant ainsi le Premier ministre de l’avoir volé. 

Robert Menasse, l'élargissement Portrait de Skanderbeg
Portrait de Georges Castriote, dit « Skanderbeg » dans l’office, Florence © CC0/Wikimedia Commons

Se déclenche alors une aventure rocambolesque de complots et contre-complots, de protestations à Vienne qui incrimine l’Albanie, laquelle jure son innocence, avec des journalistes d’investigation, des flics de haut niveau, des fonctionnaires européens qui cherchent à comprendre tandis qu’ils sont embourbés dans leurs histoires personnelles – enfants turbulents, épouses excédées, rancunes et souvenirs d’enfance, passé militant, etc. – et surtout dans un difficile problème de négociation pour l’élargissement. La vraie politique est là. 

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Elle est résumée lors d’une entrevue entre le directeur général de la Commission et Adam, un Polonais qui travaille pour la direction en charge des négociations d’élargissement. Il se trouve que ce dernier connaît bien Mateusz, le Premier ministre polonais. Ils ont milité ensemble dans une organisation dissidente de Solidarnosc au cours des années 1980. Ils formaient un groupe d’amis avec Piotr, ils s’étaient à l’époque juré fidélité mutuelle en mêlant leurs sangs lors d’une cérémonie d’adolescents. Ils sont devenus frères en y croyant ferme. Et lorsqu’il a appris les positions prises par son ami Mateusz, chef du gouvernement polonais ultra nationaliste, Adam, très en colère, a décidé d’aller le voir à Varsovie. Il est vrai que, quelques années plus tôt, Piotr, le troisième larron, s’était immolé par le feu à Varsovie, au nom de ce pacte des « frères de sang », pour protester contre la politique de Mateusz qui trahit leurs idéaux d’antan.

Lors de cette réunion, le directeur général reproche à Adam d’avoir rencontré en privé le dirigeant polonais. Adam lui répond que celui-ci lui a expliqué cyniquement pourquoi il ne s’était pas opposé à l’adhésion de l’Albanie « musulmane » tout en y étant hostile. Il le juge cynique. Le DG lui répond qu’il faudra pourtant bâtir un compromis avec la Pologne. Et il charge Adam d’y contribuer pour la nouvelle conférence en préparation. Un compromis boiteux ? réagit Adam. « Non. Nous parlons de realpolitik. Dans ce domaine, il n’y a que des compromis. Un compromis est un succès, et un succès n’est jamais boiteux. […] Il faut préparer le résultat de la conférence, les États des Balkans doivent pouvoir rapporter de la conférence une promesse, une perspective, mais la Pologne [et d’autres pays] n’en doivent pas moins être confirmés dans leur refus de l’élargissement », conclut le directeur général. Pour lui, un échec de la Commission est « évidemment hors de question ». Telle est la politique qui grouille sous cette affaire de casque qui inquiète tant le farfelu Premier ministre albanais.

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La construction de ce roman chargé d’interrogations est un véritable délice.

En outre, les protagonistes de cette histoire sont faits de chair et de sentiments. Ils sont sensibles aux séductions, aux désirs. Alors, en complément de ces intrigues politiques, Robert Menasse tient en haleine le lecteur qui suit, captivé, l’évolution de deux couples improbables, d’abord distants, du moins les deux femmes albanaises, puis hésitants. Deux portraits délicats. Leurs conversations les conduisent dans les profondeurs de la mémoire de ce pays, abordent l’histoire de la grande migration albanaise ou des traditions ancestrales telles celles du Kanun, une loi morale. Deux principes s’y affrontent, la vendetta et l’hospitalité. Cela expliquerait, selon une des amoureuses, pourquoi « l’Albanie est le seul pays occupé par la Wehrmacht qui comptait plus de Juifs après la guerre qu’avant ». À vérifier, mais c’est l’objet des pages subtiles sur la Seconde Guerre mondiale dans ce pays. 

L’attachement à la terre et à la tradition familiale unit puis sépare le couple d’Albanais, peut-être le plus attachant, qui réunit l’ancien porte-parole du gouvernement dégouté par la politique et une journaliste réputée, appréciée pour son franc-parler, qui ne parvient pas à avouer son amour pour cet homme. Une timidité qu’elle vit comme une épreuve, un chemin qui se concrétise dans un dernier voyage ensemble. Ils grimpent des montagnes extraordinaires à la recherche des élevages de chèvres de sa famille à elle. Encore des chèvres !

Chèvres pour Robert Menasse, l'élargissement
Chèvres © CC BY 2.0/Alessandro Giangiulio/Flickr

L’autre couple, qui unit silencieusement un haut fonctionnaire européen et une juriste albanaise, est d’une facture plus fonctionnelle, disons moins sentimentale. Il se forme à coups de rendez-vous aux intentions explicites. On se retrouve secrètement dans l’épanouissement sexuel, avant de se croiser sans se regarder lors des réunions officielles où chacun assume son rôle politique. Que se joue-t-il ? L’amour ou la politique ?

La construction de ce roman chargé d’interrogations est un véritable délice. Chaque fois que deux histoires savamment agencées se croisent, la lecture redécouvre un monde familier. Des hommes et des femmes dont on a oublié le métier apparaissent pour eux-mêmes, nus avec leurs contradictions, loin des clichés. À la fin, tous ces personnages ou presque se rassemblent, à l’invitation du Premier ministre albanais, sur un paquebot comme on n’en fait plus. C’est le lieu de son compromis à lui. Tous les représentants des États membres de l’Union européenne sont présents, fiers et satisfaits, ils disposent d’un bureau spécial pour parlementer dans l’attente du dévoilement du casque. Le final qu’on prévoyait flamboyant, et que cherche en vain à perturber Adam, celui qui s’était fait remonter les bretelles par le directeur général, s’avère plutôt burlesque, sinon ridicule. Il a au moins l’avantage de clarifier aux yeux des États européens l’histoire de ce casque. Quant à l’amour, il erre dans la grande réception, avec la mélancolie d’une disparition et l’excitation d’une belle nuit à venir.